Le mérite en question : le serpent de mer des carrières enseignantes

Dans ses propositions les plus récentes, le ministre de l’Éducation nationale pose comme déterminante la nécessité de revaloriser le parcours des enseignants. Dont acte.
En période de conflit social, ce credo sonne comme un vœu pieux. Toutefois, de la valorisation virtuelle d’une corporation qui se ressent tout à la fois relativement prolétarisée et déconsidérée à la mise en œuvre concrète d’une politique fondée sur le mérite il y a loin. Et pour cause, car s’imposent sur ce sujet épineux des contingences à la fois économiques, idéologiques et psychologiques.

Le déni de reconnaissance

D’une manière générale, les enseignants disent souffrir d’un manque de reconnaissance alimentant chez eux soit de la colère, soit du découragement, soit la frustration. Quand on les interroge, la plupart d’entre eux mettent en avant leur engagement au quotidien, le défi relevé chaque jour pour motiver des élèves souvent récalcitrants à rentrer dans les apprentissages. A contrario, ils ont coutume de déplorer l’indifférence de l’institution à leur égard. Cette impression largement partagée correspond-elle à la réalité ou constitue-t-elle un fantasme renforcé par un bouche à oreille pervers ?
En réalité, le problème est très certainement mal posé et par l’institution et – pis – par les enseignants eux-mêmes. Pour des raisons discutables, en effet, l’aspiration à une valorisation du mérite individuel va de pair, contradictoirement, avec une crainte d’une hiérarchisation, d’un classement des uns par rapport aux autres. Dans le for intérieur de chacun, semble par là même sommeiller une conception égalitaire du métier confortée par l’admission tacite d’une progression fatalement administrative, échelon après échelon.
Très concrètement, le constat inlassablement et légitimement réitéré de la difficulté d’enseigner dans certains établissements relevant de zones géographiques dites sensibles, n’a jamais permis l’établissement radical d’un « plan Marshall » de l’éducation. À titre d’exemple, est remise aux calendes grecques, la constitution d’équipes d’enseignants bien mieux rémunérés, à la carrière nettement revalorisée, selon une démarche contractuelle à durée déterminée, fondée sur des compétences spécifiques et une volonté affirmée.

Le mérite, une idée à questionner

À partir du moment où le mérite, c’est-à-dire la valeur ajoutée d’une action professionnelle, n’est analysé que selon un présupposé libéral, il va de soi que la question cesse d’être posée dès que l’on entre dans ses implications concrètes. Et pendant ce temps, pourtant, la souffrance des enseignants se renforce. Elle tient bien entendu en premier lieu à la difficulté concrète de la mise en œuvre pédagogique dans des contextes difficiles de gestion de classe.
Toutefois, les entretiens avec les enseignants confortent l’idée qu’un autre paramètre est déterminant dans la déprime ambiante. Pour beaucoup, il ne fait aucun doute que l’institution, très regardante sur des exigences à dominante administrative, démontre moins de promptitude à détecter les forces vives du métier, à faire remonter les expériences concrètes, les démarches efficaces et in fine à les primer d’une manière ou d’une autre.
La même réticence par rapport au mérite existe également par rapport à l’autonomie des établissements. Tout en souhaitant implicitement bénéficier d’une approbation de la hiérarchie, les professeurs des établissements du second degré s’effraient de cette possibilité d’aller insidieusement vers un « flicage » et de la prime donnée au relationnel plutôt qu’au professionnel. Nouveau paradoxe de la représentation que les enseignants ont d’eux-mêmes. Et, malheureusement, nouvelle impasse. Car, à bien observer les réseaux sociaux spécialisés, on ne peut que constater que les enseignants partagent leurs compétences sur d’autres lieux de diffusion que les sites institutionnels.
Ils démontrent ainsi que la créativité pédagogique est loin d’être tarie dans l’hexagone et qu’il serait donc légitime de lui donner davantage d’échos et dans les inspections et dans les INSPÉ. Être pédagogue de terrain ne doit plus impliquer une dose inconsciente – même relative – d’infériorisation. Le renouveau du métier tient en effet aux capacités d’adaptation et de réinvention bien réelles et largement observables d’une partie non négligeable du corps enseignant.

Sortir de la constante macabre du découragement

Le programme présidentiel esquissait déjà la possibilité d’une nouvelle ère éducative. Sur le principe, beaucoup d’enseignants, lassés de voir leur carrière leur échapper, avaient toutes les raisons d’y souscrire. En effet, autant le monde du privé a entériné la notion de « ressources humaines » jusqu’à même la dévoyer, autant l’Éducation nationale peine à en faire la clef de voute de sa refondation. Tout surréaliste que peut apparaître ce constat, il n’en reste pas moins factuel au même titre que le déficit de gestion rigoureuse de la santé des personnels. Combien de visites médicales au long d’une carrière ? Question redoutable et réponse famélique.
Il y aurait par conséquent un monde éducatif réel dont il faudrait perpétuer le mouvement monolithique au détriment même du moral de ses acteurs pour perpétuer une illusion d’optique sur le système et un monde rêvé, discuté, loué dans des discussions informelles que l’on s’empresserait de rengainer dès la perspective de sa possible formalisation. Sauf que le système ici en cause se révèle à bout de souffle et produisant maintes réfractions comme l’a démontré la mise en place à reculons de la réforme du collège. Il est évident, dans ce contexte, qu’il faut parier sur autre chose, en expérimentant d’autres modes de gestion des carrières.
Le découragement, mal qu’on dit français, demeure particulièrement partagé au sein de la communauté enseignante. Ce qui est au fond très explicable avec un peu de bon sens. La plupart des enseignants ne voient pas d’évolution possible de leur carrière malgré la mise en place d’outils numériques artificiels comme « e-prof » datant du ministère Allègre. Seuls les plus ambitieux, les plus déterminés, voire les plus diplomates, parviennent individuellement à tracer leur route hors d’un sentier rectiligne.

Antony Soron, INSPÉ Paris

 

Antony Soron
Antony Soron

2 commentaires

  1. Combien de visites médicales au long d’une carrière ? Question purement rhétorique en ce qui me concerne. Hormis la visite (rapide) de début de carrière, aucune en 38 ans.
    Quant aux ressources humaines, à la retraite, on est rayé des cadres sans autre forme de procès. Heureusement que les chefs d’établissement sont très souvent bienveillants !

  2. Excellente analyse et les solutions évoquées ne datent pas d’hier. Mais de là à sortir des incantations et des promesses qui n’engagent jamais que ceux qui les croient, on a le temps d’espérer…

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