Le Retour du Roi Jibril. Les contes de la cité :
tendre banlieue

Ils sont neuf autrices et auteurs à croiser la plume dans ce curieux objet littéraire dont la saveur réside dans la modulation des sensibilités. Il a pour cadre des quartiers populaires insuffisamment pris comme point névralgique en terres littéraires.

Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)

Ils sont neuf autrices et auteurs à croiser la plume dans ce curieux objet littéraire dont la saveur réside dans la modulation des sensibilités. Il a pour cadre des quartiers populaires insuffisamment pris comme point névralgique en terres littéraires.

Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)

Le Retour du roi Jibril, sous-titré Les contes de la cité, est un roman né d’une écriture collaborative, non à quatre mains, comme c’est parfois le cas, mais à dix-huit. Neuf autrices et auteurs sont à l’origine d’une histoire que Jibril, le personnage principal du récit-cadre, va mettre en voix, dans le hall de la tour F de la cité de la Tortue où il revient après quinze années d’absence.

Devant ses amis d’adolescence, heureux de retrouver celui qu’ils appelaient « le roi », et dans l’attente de la belle Yasmine, Jibril exerce sa verve et son talent de conteur, offrant à ceux qui l’écoutent et à celles et ceux qui lisent le roman, le bonheur de « profiter de ce moment ensemble, dans le F. » (page 135).

L’art du récit rallonge la nuit et repousse la mort. Celle ou celui qui a suffisamment lu ou qui a su écouter les autres pour pouvoir à son tour transmettre des histoires, possède le pouvoir de changer les cœurs et de sauver sa vie, quitte à devoir mettre ce talent à l’épreuve durant mille et une nuits. Tout comme Shéhérazade devient sultane après avoir réussi à vaincre la rancune de Shahryar à l’égard des femmes, à grand renfort de légendes qu’elle lui raconte entre le coucher et le lever du soleil, Jibril, enfant insomniaque et hypermnésique, doit à son talent de conteur le surnom de « roi » et une place enviable dans l’écosystème des Mésanges, la cité où il habite.

« Avec ma voix rauque et mes ricanements de sorcier, j’étais le briseur de silences les soirées de galère, le marchand de rires les après-midi de pluie, le voyage en business class vers les souvenirs quand le présent n’offrait rien à se mettre sous la dent. Chacun a son rôle dans un quartier. Le mien, c’était conteur, un statut qui octroie un passeport diplomatique. J’étais le bienvenu dans toutes les bandes des Mésanges, dans tous ses blocs et ses recoins. »(page 20).

À trente-deux ans, Jibril, devenu CPE, vit une expérience inédite : il fait un rêve. Et pas n’importe lequel : il rêve de la Tortue, un quartier à trois quarts d’heure du sien, où sa mère l’envoie passer une partie des vacances d’été. Il a douze ans. Il est logé chez sa tante Aïcha, et goûte les délices de ce premier « Intertess[1] », c’est-à-dire l’opportunité de découvrir un autre univers, « Un autre argot, une autre démarche, un autre délire, une autre façon de dompter le hall » (page 17), tout en occupant la place de conteur et en partageant avec ses camarades d’oisiveté de nombreux récits.

« Un conteur reste un conteur, et là-bas ils n’en avaient pas. J’ai créé le poste […] Et comme des lettres recommandées, je distribuais mes histoires dans tous les recoins de la cité. » (page 29).

Jibril décide de revenir à la Tortue et de retrouver son ancienne bande d’été. Il est tout de suite accueilli par son cousin Ibra qui célèbre « le retour du Roi ! »et qui comprend vite que la nostalgie de Jibril porte en réalité le nom de Yasmine, une jeune fille dont Jibril, trop complexé, avait refusé le baiser un soir de 2008 et qu’il n’avait plus jamais revue. Ibra et Jibril rappellent tous les copains qui habitent encore le quartier et s’installent dans le « hall XXL » de la tour F. À 22h22, Jibril commence à raconter sa première histoire.

Un roman, neuf autrices et auteurs

Si l’histoire de Jibril constitue le récit-cadre et est écrite par Ramsès Kefi, chacun des récits enchâssés a été confié à une autrice ou un auteur contemporain : Saïd de L’Arbre, Hadrien Bels, Faïza Guène, Maïram Guissé, Salomé Kiner, Rachid Laïreche, Mathieu Palain et Faïza Zerouala prennent la plume tour à tour en laissant la voix de Jibril porter leurs histoires. Ce n’est donc ni un roman polyphonique ni un roman choral, mais un curieux objet littéraire dont la saveur réside dans ces modulations de sensibilités qui transparaissent derrière le style de chaque autrice ou auteur.

Se succèdent une tendre histoire de famille, « Polaroïd », où une jeune fille comprend que derrière la rigueur éducative de ses parents se cache un désir profond de lui faire plaisir, et « Les Gris », récit qui croise le destin d’un enfant blanc, Arthur, et d’un enfant noir, Ahmed. Lorsque ces deux-là jouent au foot ensemble, ils vont tellement vite qu’on les appelle « les Gris ». La vie les éloigne jusqu’à les réunir à la mort de l’un des deux, révélant le lien intime qui les a unis. Cette nouvelle aurait pu s’appeler « L’Ami retrouvé ».

Documenter les inaudibles

Des histoires se font écho, peut-être parce qu’elles sont du même auteur ou de la même autrice[2].

« La Grande Évasion »et « Moulin-à-vent » sont écrites par Mathieu Palain, ce « journaliste qui n’écrit plus dans les journaux mais dans les livres »(page 275). Dans ces deux histoires, des adolescents subissent de plein fouet la violence de leur milieu et l’incapacité pour l’école et la société de leur offrir un horizon neuf.

Dans«La Grande Évasion », James est convoqué en conseil de discipline pour avoir uriné sur la poignée de la salle d’un professeur. Il préfère endosser le risque de la sanction plutôt que de dénoncer le véritable coupable : son cousin. Viennent alors à son secours son père, sa mère et les membres du campement de gitans dont il fait partie. Au terme d’une exfiltration épique, l’adolescent est sauvé des mains du conseil de discipline et, le lendemain, c’est le campement entier qui s’est volatilisé. Le traitement héroïco-comique de « La Grande Évasion » souligne la difficulté de dialogue entre des institutions, l’école, la police, qui sont ancrées dans les quartiers et les formes d’occupation plus volatiles des gens du voyage.

L’histoire de « Moulin-à-vent » a également l’école pour décor. Jibril raconte son amour d’enfance pour Nina, une petite fille dont le professeur de CM2 « avait lu son texte comme si ça avait été écrit par un Prix Nobel ». Malgré ce talent précoce, l’existence de Nina se borne à la cité, celle de son enfance puis une autre cité où Jibril la retrouve, quinze ans plus tard, mère d’un jeune garçon. Deux semaines après leurs retrouvailles, elle fait une tentative de suicide et sa solitude est telle qu’elle donne aux médecins le nom de Jibril comme celui de personne-ressource. Incapable de lui déclarer sa flamme, Djibril la laisse ensuite s’attacher à un autre homme pour la retrouver plus tard, de nouveau mère et abandonnée, prête à lâcher prise.

Ce livre réunit des histoires sans morale qui, dans la brutalité du matériau social qu’elles convoquent, disent du monde ce qu’il est nécessaire d’entendre. Fidèle à sa narration documentaire, Mathieu Palain donne à lire, par l’intermédiaire de Jibril, des histoires de vies qui seraient restées inaudibles. Pour les lecteurs comme pour les gars de la cité, c’est bon qu’elles soient enfin racontées, dans le silence du petit matin, entre 5h10 et 5h55.

Un roman politique

À travers ces fragments de destinée, au milieu de la cité, le collectif offre une trouée dans l’imaginaire de la banlieue, ses codes, sa mythologie, l’importance de la répartie et son système politique (au sens d’organisation sociale) particulier.

Certaines histoires rendent compte de trajectoires dont on ne connaît souvent que l’aboutissement, comme celle de Karim dans « Le Requin ». Karim, « À douze ans, faisait acte de présence dans la vie mais pas davantage ». Victime d’une mère indifférente, souffre-douleur à l’école, il ne trouve de repos qu’à l’école coranique où son professeur loue son sérieux. Les années passent et Karim tombe sous le charme de son beau-frère, un jeune homme oisif qui porte des Nike Requin. Il écoute ses discours anti-occidentaux, se radicalise jusqu’à asséner à son ancien professeur de la mosquée : « Tu ne connais pas l’islam véridique. »

Arrêté avec le Requin pour radicalisation et menace terroriste, Karim est chargé par son beau-frèrelors de son procès. La réaction des auditeurs de la tour F ne se fait pas attendre. L’un d’entre eux dit tout haut ce que les autres pensent tout bas : « Il maudit le Requin comme s’il l’avait côtoyé. – Je voudrais qu’on me laisse dans une cage avec des mecs comme lui. Il simule un coup de coude. »

D’autres récits montrent combien un projet commun porté par quelqu’un qui connaît la cité peut en changer la dynamique. Dans « Le Nutella », «Gros Pain »ou « Le Cri de l’épicerie », c’est tout le système de solidarité propre aux quartiers qui transforme le quotidien. Pour ouvrir une salle de boxe, des jeunes oisifs, parfois un peu truands, forment une équipe de bricoleurs efficaces et fiables. Leur entraîneur, le boulanger propriétaire de « Gros-Pain », sait qu’un « un jeune qui se pointe à la salle, c’est un jeune de moins dans la rue. » Hatem, l’épicier de la boutique « C’est carré », doit faire de la place au bébé d’une jeune femme Rom qui choisit de naître dans son rayon pâtes au milieu « des paquets de chips sans marque » (page 233).

Pleines de vie, et parfois de chaos, voici des histoires de parcours auxquels la littérature ne laisse pas souvent assez de place. En témoigne la très belle citation du rappeur Le Rat Luciano en exergue du livre :
« C’est avec les plus modestes que j’aime vive.
J’aime l’odeur du béton, car elle aussi m’enivre. »

M. L. D.

Said de L’Arbre, Hadrien Bels, Faïza Guène, Maïram Guissé, Ramsès Kefi, Salomé Kiner, Rachid Laïreche, Mathieu Palain, Faïza Zerouala, Le Retour du Roi Jibril. Les Contes de la cité, L’iconoclaste, 2025, 275 pages, 20,99 euros.


Notes

[1] Il s’agit d’un séjour inter-cité durant lequel un jeune est envoyé par ses parents dans une autre cité pour y passer des vacances, souvent chez un membre de la famille.

[2] Maïram Guissé signe « Polaroïd »et«Nutella », Mathieu Palain«La Grande Évasion »et « Moulin-à-vent », Rachid Laïreche« L’Escargot »et« Cendrillon ».


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Milly La Delfa
Milly La Delfa
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