Les Amandiers, de Valeria Bruni Tedeschi :
le théâtre non-stop

Pourquoi faire du théâtre ? Nourrissant son cinéma de ses souvenirs et expériences, Valeria Bruni Tedeschi met en scène son histoire de la troupe des Amandiers. Elle ouvre l’espace d’un art et d’une jeunesse qui se cherchent, comme un cadeau aux jeunes générations.

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Pourquoi faire du théâtre ? Nourrissant son cinéma de ses souvenirs et expériences, Valeria Bruni Tedeschi met en scène son histoire de la troupe des Amandiers. Elle ouvre l’espace d’un art et d’une jeunesse qui se cherchent, comme un cadeau aux jeunes générations.

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Au mitan des années 1980, le sida fait des ravages, le nuage de Tchernobyl progresse vers l’ouest, les Rita Mitsouko chantent « Andy » et Salvador Dali ne sait pas encore que le « centre du monde » s’est déplacé en région parisienne. Le théâtre des Amandiers de Nanterre (Hauts-de-Seine) est alors une scène en pleine ébullition qui aimante les plus grands dramaturges européens ; des milliers d’apprentis comédiens, attirés par l’aura du metteur en scène et directeur du lieu, Patrice Chéreau, s’y précipitent pour intégrer son école où l’on dispense un enseignement exigeant, riche, foisonnant, hérité des méthodes Stanislavski et de l’Actors Studio. Des acteurs tels qu’Agnès Jaoui (qui en garde, pour sa part, un souvenir pénible), Marianne Denicourt, Thibault de Montalembert, Bruno Todeschini, Eva Ionesco, Vincent Pérez et, bien sûr, Valeria Bruni Tedeschi y furent formés. Les Amandiers, le cinquième long-métrage de l’actrice-réalisatrice (absente de la distribution), en narre la légende à travers sa propre trajectoire, ici prise en charge par Stella (Nadia Tereszkiewicz), blonde jeune femme au visage poupin, brûlant d’un double amour pour le théâtre et l’un de ses partenaires de troupe, Étienne (Sofiane Bennacer, incandescent).

École des Amandiers

Valeria Bruni Tedeschi, qui ne rechigne pas à faire de l’album de ses souvenirs la matrice de son cinéma (Actrices, 2007 ; Un château en Italie, 2013 ; Les Estivants, 2018), porte son attention sur la seconde promotion de l’école, et ses dix-neuf lauréats (sur trois mille candidats !) recrutés en 1985. Son film en restitue la folle effervescence, les élans et les excès, l’atmosphère électrique de son espace conçu comme un laboratoire de recherche du nouvel actorat français, où l’on passe toutes ses journées, où l’on peut être serveur à la cafétéria le matin et élève l’après-midi, et où l’on peut même dormir… Un théâtre vécu à la vie à la mort, en somme, par des jeunes épris de leur art autant que de ceux qui le leur enseignent.

La première séquence du film donne le ton. Un couple s’empoigne, transpire, règle ses comptes. La caméra colle aux corps, au plus près de leur souffle et de leurs mots desquels émane une brutalité sensuelle. Querelle de couple ? Vraie vie ? On hésite, avant de comprendre qu’il s’agit bien de deux acteurs en train de jouer une scène de La P… respectueuse. Jeu dans le jeu, mise en abyme et effacement des lignes, mélange du faux et du vrai, du théâtre et de la vie comme espace de débordement (et inversement), Les Amandiers se situe d’emblée sur l’un des principaux axes de réflexion qui anima le théâtre de Chéreau à l’époque. Une époque et un lieu où tout est permis, pourvu que ça alimente la réflexion, le travail de l’inconnu, cette terre âpre et douloureuse, inlassablement fouillée par un Chéreau mi-forçat mi-bourreau (Louis Garrel, intense), pour y découvrir de nouvelles perspectives de jeu. Le doute est ici partout permis, qui interroge la nature du comédien et l’esthétique de son jeu, sa manière d’être et d’appréhender son rôle, sa façon d’habiter l’espace et son corps, et de le « réduire » au personnage qu’il incarne, de se laisser (sur)prendre par lui et de le dominer à la fois. On ne cherche pas de « bons acteurs », explique Pierre Romans, metteur en scène lui aussi et bras droit de Chéreau, à ses élèves. « On cherche… », sourit-il dans le vague. On ne craint pas l’échec. Le chemin vaut autant que là où il conduit.

La « méthode » Chéreau

La jeune troupe des Amandiers, enfin constituée, est envoyée à New York pour six semaines de formation à l’Actors Studio. Autrement dit, une autre planète, où l’on apprend autant que l’on se déprend de ses tics et schémas de jeu acquis très tôt, et souvent inconsciemment. Par confort ou mimétisme. Alors, enfin, au retour, le grand sachem, dont l’ombre tutélaire a jusqu’alors plané sur le film, vient-il à prendre les choses en main – sa jeune pâte de comédiens à pétrir. Avec eux, Patrice Chéreau décide de monter Platonov dans la grande salle, pendant que Pierre Romans (Micha Lescot, formidablement inspiré) s’attellera à Penthésilée dans la petite salle du théâtre. La mise en scène du film, qui éclaire moins la statue du Commandeur que sa méthode de travail, s’avère dès lors passionnante. On y voit un Pygmalion au plus près de ses comédiens, leur collant littéralement à la peau, en reprendre la diction et en sculpter les gestes, alternant rudesse verbale et douceur physique, molestant et conseillant tour à tour, déplorant les efforts répétés de l’un ou appréciant l’accident de jeu d’un autre (un bégaiement aussitôt repris et incorporé au jeu).

Alors, bien sûr, comme dans toute école, soumise à une puissante autorité, l’esprit de groupe prévaut bientôt, une bande ou une tribu se forme, qui scelle des liens solides, pour le meilleur et pour le pire. On réinvente alors le marivaudage, on s’enferme dans les murs du lieu comme dans la drogue ; on couche ensemble, on s’égare un peu et on constate soudain que si l’un est déclaré séropositif, beaucoup peuvent l’être aussi… Habile, comme souvent, à dissoudre le tragique dans le comique, Valeria Bruni Tedeschi fera de cette sombre question du sida l’objet d’une scène entre filles particulièrement réussie.

Le théâtre de la vie

La fièvre, l’hystérie jusqu’aux frontières de l’outrance, qui caractérisa les Amandiers, traverse la mise en scène du film. Celle-ci en recompose l’atmosphère vibrante, tendue à l’extrême, où l’exaltation des personnages de l’époque se mêle à la surchauffe du jeu des acteurs d’aujourd’hui. C’est parfois excessif. Mais cet excès constitue, au fond, la meilleure réponse à la question liminaire, posée par Pierre Romans à Stella lors de son audition : « Pourquoi avoir choisi de faire du théâtre ? »

Pour l’aspirante comédienne d’autrefois, comme pour la réalisatrice qui en fait désormais son cinéma, le théâtre, a fortiori celui de Chéreau, apparaît avant tout comme l’espace d’un art et d’une jeunesse qui se cherchent, un espace qui aide, non tant à ralentir le temps de la jeunesse qu’à le saisir pour en jouir et se sentir puissamment exister ; il est, pour Stella et consorts, un moyen de vivre le présent dans l’instant, de brûler les planches, comme certains le font de la vie par les deux bouts, au sein même de l’école de l’émotion pure et du « joué vrai ».

Le cinéma de Bruni Tedeschi évite l’écueil de la reconstitution didactique au profit d’une vision plus contemporaine sinon plus lucide des limites d’une expérience, fût-elle audacieuse et brillante, qui privilégia la fougue créatrice aux dépens de la fragilité des êtres. L’incubateur de talents des Amandiers fut, on le sait, un formidable accélérateur de crises dont théâtre (de Chéreau) et cinéma (de Bruni Tedeschi) font bon profit. C’est leur moteur, et leur perception du monde envisagé comme un espace de vie en état de crise permanente que les êtres, alchimistes de l’ordinaire, seraient chargés de transfigurer. D’où les nombreux cris, les empoignades, les rires et les pleurs.

Enfin, avec Les Amandiers, la cinéaste offre un cadeau magnifique aux deux jeunes générations d’acteurs représentés à l’écran, l’une naissant dans l’interprétation de l’autre. Cette superposition des visages et des gestes permet ainsi à la nouvelle troupe d’émerger et de faire revivre un apprentissage dont elle devient passeuse en en rejouant avec un plaisir manifeste le jeu et l’esprit novateur.

P. L.

Les Amandiers, film français de Valeria Bruni Tedeschi (2h05) avec Nadia Tereszkiewicz, Sofiane Bennacer, Louis Garrel, Micha Lescot, Claire Bretheau, Vassili Schneider, Eva Danino, Suzanne Lindon. En salle le 16 novembre.


Ressources :

Des Amandiers aux Amandiers, Arte.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq