
Les Éphémères, d’Andrew O’Hagan :
à la vie, à la mort
Ce roman d’amitié de l’écrivain écossais évoque l’effervescence musicale de Manchester dans les années 1980, une passion commune pour le cinéma et une même aversion pour l’ultralibéralisme.
Par Alain Beretta, professeur de lettres
Ce roman d’amitié de l’écrivain écossais évoque l’effervescence musicale de Manchester dans les années 1980, une passion commune pour le cinéma et une même aversion pour l’ultralibéralisme.
Par Alain Beretta, professeur de lettres
« Un livre joyeux, beau et touchant » (The Times), voire « inoubliable » (Colm Tóibín, romancier irlandais) : le bandeau de la récente traduction française du roman semble catégorique. Il est vrai que cet hymne à une profonde amitié, qui se manifeste de la jeunesse à l’âge adulte, dans les bons comme les mauvais jours, et qui en outre mêle l’humour à la gravité, voire au tragique, a de quoi toucher un vaste public.
Dès sa parution originale en 2022 sous le titre Mayflies, ce sixième roman de l’écrivain écossais Andrew O’Hagan a été considéré comme « le livre de l’année ». Encore peu connu en France, son auteur a pourtant été primé dès ses premières œuvres. Son premier livre, The Missing (1995), lui avait valu le titre de « meilleur écrivain écossais de l’année », puis Fathers (1999) avait figuré sur la liste du Booker Prize. Les Éphémères (éditions Métailié, août 2024), traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller, n’est pas en reste, car il a reçu deux prix (le Christopher Isherwood Prize et le Waterstones Scottish Award), et il a été nominé en France pour le prix du roman Fnac 2024. On suit ses attachants personnages au fil de deux parties, qui les évoquent dans leur jeunesse, puis dans leur vie adulte.
Première partie : été 1986, une jeunesse joyeuse
Le narrateur, Jimmy, rebaptisé Noodles, vit son adolescence dans une Écosse décimée par la fermeture des usines de charbon. Bon étudiant, il compense en se réfugiant dans les livres, et surtout en fréquentant ses amis, notamment celui qu’il prend pour modèle, Tully Dawson, « un être d’air et de lumière », qui deviendra vite un protagoniste charismatique. Pour fêter la fin de leurs années lycée, les deux amis préparent un voyage en bus de Glasgow à Manchester où se prépare un grand concert. Manchester est alors la Mecque de la musique punk-rock et de la new wave. Ils seront accompagnés par d’autres amis pour le moins originaux et tous attachants : Limbo, l’idéaliste aux théories farfelues ; Tebbs, l’apprenti facteur ; David Hoog, l’ambitieux si naïvement fier de sa voiture.
Le concert de Manchester constitue le clou de cette première partie. Tully s’y montre le leader du groupe, « pouvant embraser une salle avec la chaleur de ses invectives », et également l’ami généreux protecteur de Noodles : il lui cède son billet d’entrée au motif qu’il « faut savoir se sacrifier pour ses potes quand c’est nécessaire ». Terminant leur soirée en boîte de nuit, les amis sont aux anges : « J’étais heureux et défoncé comme jamais », avoue Noodles, et Tully confirme : « C’est la meilleure soirée de ma vie ».
Seconde partie : automne 2017, des adultes tourmentés
Trente et un ans plus tard, le roman retrouve les deux protagonistes devenus des adultes respectables : Tully, prof d’anglais, enseigne aux enfants des quartiers est de Glasgow et vit avec Anna, une avocate ; Noodles, devenu écrivain, réside à Londres aux côtés d’une actrice de théâtre, Iona. Mais brutalement, un coup de téléphone devient un coup de tonnerre. Tully annonce qu’il a un cancer généralisé : « Je suis un mort vivant ; il me reste 4 mois ». Tout naturellement, l’ex-leader sollicite l’aide de son ami, notamment pour sa tentation du « dernier remède d’Hitler », soit le suicide, ici assisté. Noodles fait alors parvenir une demande à l’association suisse Dignitas, et presse son ami de régulariser sa vie privée en épousant Anna, opposée au suicide à ce moment. Usé par sa seconde chimiothérapie, et cependant toujours avide de profiter de la vie, Tully, au printemps 2018, propose à Noodles d’aller passer, avec leurs compagnes, une semaine de vacances en Sicile, « comme des couples en lune de miel ». Cette escapade, où les deux amis seront les plus heureux, est celui qui satisfait leur culte du cinéma : ils débarquent par hasard un jour dans un bar qui avait servi de décor à la plupart des scènes du film Le Parrain.
Au retour, Tully presse son ami d’organiser sa demande de suicide. Après un moment d’hésitation où Noodles craint de commettre un crime, il demande une date à Zurich, après qu’on lui a affirmé qu’il agissait par compassion : « Aide-le à partir ; ce sera la mesure et la grâce de votre amitié ». C’est alors le départ des deux couples pour la Suisse en octobre. Tully s’efforce d’être fort jusqu’au bout, proposant à ses amis, juste avant l’issue fatale, un dernier quiz cinéma : « Je ne peux pas dire ce qu’est le courage, avoue Noodles, mais cela doit ressembler à la façon dont Tully resta lui-même ».
On peut résumer ces deux parties du roman par une comparaison avec le cinéma anglais, si cher à ces héros : on aurait d’abord un film social, révolté, dans la veine de Ken Loach, puis une œuvre introspective et profonde, à la manière de Mike Leigh.
Une virulente critique sociale
Le contexte socio-économique des Ephémères est évoqué par contraste négatif avec l’élan vital qui anime les jeunes héros, se révoltant contre lui. C’est que, en 1986, Margaret Thatcher est au pouvoir depuis cinq ans, et son programme libéral fait des dégâts, notamment en raison de la fermeture des mines de charbon jugées déficitaires. La ministre se trouve plusieurs fois explicitement invectivée. Ainsi Tibbs dénonce ses relations empoisonnées avec l’Afrique du Sud et espère « que toutes les nations africaines boycotteront les Jeux du Commonwealth ». La politique intérieure de Thatcher est aussi lamentable, car ses fermetures d’usine ont engendré le chômage et accru la pauvreté, même dans les classes moyennes : la mère de Tully, devenue veuve, ne peut payer une maison de retraite qu’en vendant sa propre demeure. La recherche d’un emploi s’avère aussi absurde qu’humiliante, ainsi que Noodles en a été témoin pendant qu’il a travaillé quelque temps à l’agence pour l’emploi de Glasgow.
Un tel climat est propice au développement des tensions et des discriminations. Une des plus grave est le racisme. Les bus employant désormais des conducteurs immigrés, les adhérents du syndicat des transports menacent de se mettre tous en grève « si des hommes de la Barbade ou de la Jamaïque avaient des emplois ». De même, un père noir doit emmener de nuit son petit garçon au jardin public « parce que, la journée, les enfants disent des trucs, tu sais, des commentaires racistes ». Des tensions se manifestent également à travers le conflit des générations. Les adolescents reprochent à leurs parents, même grévistes, de ne pas être assez combatifs, et de continuer à vénérer de fausses valeurs engendrant une soumission, par exemple le service militaire. Tully est indigné d’entendre son père avouer qu’il y a passé les meilleures années de sa vie. Quant à Noodles, il avoue carrément qu’il est « divorcé de ses parents », car, selon lui, « si tu veux un monde nouveau, tu dois plaquer tes parents ».
Ode à l’amitié
C’est ce sentiment qui sauve les deux héros, donnant un sens à leur vie. Car c’est une véritable amitié, qui résiste au temps qui passe. Devenus adultes, bien qu’éloignés géographiquement (Glasgow et Londres), Tully et Noodles correspondent régulièrement, toujours prêts à s’entraider, ce qui fait dire à Tully « Les amis qu’on a quand on est jeune peuvent s’avérer les meilleurs qu’on ait jamais eus ». Pendant leur jeunesse, Tully se montrait protecteur de Noodles, voire quasi paternel : « quand mes parents ont cessé d’être des parents, je me suis totalement reposé sur lui », confie ce dernier. Puis, lorsque Tully est tombé malade, Noodles a accepté de l’aider à mourir, contrairement à sa femme. « Il a toujours compté sur toi comme ça ? », lui demande-t-elle, constatant : « C’est l’éternel jeu des hommes, qui se portent mutuellement secours ».
Si l’amitié s’avère inaltérable, c’est qu’elle est fondée sur des goûts communs. À commencer par la musique, celle en vogue dans les années 1980, qui a conduit les amis au festival de Manchester. Aussi sont-ils tous « obsédés par les disquaires, qui vendaient des imports, des fanzines et des bribes d’information sur les concerts ». À la musique se joint le cinéma : les films qu’ils aiment font tellement partie de leur vie, qu’en toutes circonstances, ils associent spontanément une citation d’un film, quitte à ne pas toujours être d’accord : l’expression « j’ai gagné ma journée » a-t-elle été utilisée pour la première fois par Clint Eastwood dans Le Retour de l’inspecteur Harry, ou émana-t-elle d’un fils antérieur, La Descente aux enfers ?
Leur amitié ne va pas sans l’humour qui permet de prendre du recul en se moquant gentiment, par exemple, quand les amis se revoient, jeunes, « aussi tendres que des guimauves en chocolat, aussi sentimentaux qu’une glace à l’eau ». Plus gravement, aux heures noires, l’humour fait éviter le pathos : juste avant de mourir, Tully propose un ultime jeu de Top 3. L’écrivain irlandais William Butler Yeats avait choisi comme épitaphe : « Pensez à l’endroit où la gloire de l’homme commence et finit le plus, et dites que ma gloire était d’avoir de tels amis ».
A. B.
Les Éphémères, Andrew O’Hagan, traduit par Céline Schwaller, éditions Métailié, 21,50 euros.
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