« Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig

« Les Filles du docteur March », de Greta GerwigDe toutes les adaptations cinématographiques du célèbre roman de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868), celle réalisée aujourd’hui par l’actrice-réalisatrice Greta Gerwig (Frances Ha, 2012 ; Lady Bird, 2017), est assurément la plus convaincante et la mieux incarnée.
Nous sommes ici loin des mises en scène, certes honorables mais quelque peu désuètes (a fortiori pour le jeune public), des George Cukor (1933) et Mervyn LeRoy (1949), et plus encore de la version platement illustrative que Gillian Armstrong livra en 1994.

Greta Gerwig s’est, pour sa part, approprié l’œuvre tout en respectant, sinon la lettre, du moins son esprit qu’elle a conformé à notre époque. Elle en recompose les principaux épisodes en leur offrant d’être relus selon un point de vue inédit qui leur rend justice et éclat. Et la réussite de la cinéaste américaine – à noter, première femme du 7e Art à « oser » cette nouvelle et sixième aventure, si l’on compte les deux premières versions muettes, aujourd’hui disparues, d’Alexander Butler (1917) et Harley Knoles (1918) – tient à plusieurs choix tant dramaturgiques qu’esthétiques.

Eliza Scanlen, Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronan dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG
Eliza Scanlen, Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronan dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG

Le présent permanent

Tout débute par une surprise, qui va vite se révéler d’une grande pertinence. Alors que nous nous attendons aux blancs paysages de Noël des environs de Concord (Massachusetts), les premières images du film nous plongent dans la grisaille industrieuse de New York. La guerre de Sécession (1861-1865) est terminée depuis quelques années. Jo March, installée dans la ville où elle enseigne désormais, se rend chez un éditeur à qui elle soumet une nouvelle fantastique dont l’auteur, prétend-elle, souhaite garder l’anonymat. La jeune femme, et double fictionnelle de l’auteure du roman ici adapté, n’a pas encore écrit son grand-œuvre dont la matière se situe dans son adolescence aux côtés de ses trois sœurs, Meg, seize ans, d’un an son aînée, Beth, treize ans, et Amy, onze ans, ainsi que de sa chère mère, Marmee. Tout un joyeux petit monde, pas si lointain, que la réalisatrice du film ne tarde pas à nous inviter à découvrir en alternance de la vie d’adulte de la fratrie des sœurs March (on n’a toujours pas inventé d’équivalent féminin). Les deux trajectoires des jeunes femmes en devenir et des filles qu’elles ont été se croisent alors régulièrement, se superposent et s’unissent, y compris (surtout) quand le destin se brise.
Greta Gerwig a choisi de rompre la linéarité du récit de jeunesse du tome I (Little Women) en intercalant des épisodes du tome II (Good Wives, 1869), sans jamais traiter le passé sous forme de flash-back. Les deux temporalités voisinent parfaitement et s’enchaînent avec souplesse sans que l’on sache vraiment si l’une appartient au passé ou l’autre au futur de la vie des filles tant les deux, ici mises en miroir, semblent ne faire qu’une. On songe à une sorte de présent permanent dans lequel l’adolescence survivrait dans l’adulte, le bourgeon dans la fleur, les rêves dans la réalité. C’est là la première des leçons d’optimisme que nous adresse la romancière dans son livre sur le courage et la détermination, et que la construction narrative du film restitue avec une belle évidence.

Meryl Streep dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG
Meryl Streep dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG

Le salaire de l’indépendance

Les deux temporalités se regardent l’une l’autre, se parlent et se répondent. La distance entre elles est abolie, et un même amour de la vie, en dépit des vicissitudes (la mort de Beth par exemple), les unit. Circulent ainsi entre les deux non tant le regret des illusions perdues que la permanence des convictions.
La contiguïté de la structure du récit a valeur de continuité temporelle. Elle en souligne également les ruptures et les revirements. Qui ne sont pas des reniements, nous dit la cinéaste. Ni Meg ni Amy ne renoncent, qui à ses prétentions mondaines, qui à une carrière d’artiste-peintre. Y ont elles, au fond, jamais songé sérieusement ? Toutes deux choisissent l’amour d’un homme que leur intérêt ou la morale leur interdisaient de prendre. Et, inversement, Jo, qui embrasse finalement la carrière d’écrivaine, se voit ici, et conformément au choix premier de Louisa May Alcott au sujet de son héroïne (contrarié par son éditeur), offrir la possibilité de renoncer au mariage.
En cela, Jo l’insoumise d’Alcott acquiert un surcroît d’indépendance qui prend tout son sens dans la scène finale où celle-ci négocie âprement ses droits d’auteur pour le grand roman à venir. Éminemment moderne, elle discute pourcentages, car elle sait le prix de la liberté, le salaire du pouvoir. En s’aliénant l’impécuniosité, Jo, comme toutes les femmes, artistes ou non, d’hier ou d’aujourd’hui, nous dit encore Greta Gerwig, n’ont guère de chance de peser lourd dans leurs rapports aux hommes. Le féminisme alcottien trouve dans son film un puissant écho qui l’inscrit avec lucidité dans notre époque encore très largement inégalitaire en matière économique. Les débats récents sur les violences faites aux femmes débutent là, sur la question financière. Il est probable qu’ils trouveront dans cette relecture d’une des œuvres emblématiques de la cause féminine un nouveau soutien exemplaire.

Eliza Scanlen, Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronan dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG
Eliza Scanlen, Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronan dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG

Mise en scène organique

Le double roman d’éducation d’Alcott est composé de courts chapitres à visée morale, souvent, comme dans le film, prise en charge par Marmee ou déduite d’une belle action vertueuse (la dimension protestante de l’œuvre littéraire). Destiné à la jeunesse, le récit est riche en rebondissements ; les péripéties de la vie ordinaire l’emportent sur l’analyse psychologique. Il était, par conséquent, important pour Greta Gerwig de rendre une copie de cinéma battant au rythme du cœur des sœurs March et de leur entourage masculin.
On ne sera guère surpris de constater que Jo se trouve au centre du dispositif de la cinéaste qui, pour sa seconde réalisation, fait à nouveau la preuve de ses talents de directrice d’acteurs/trices comme le montre l’excellente prestation de Saoirse Ronan (déjà reine dans Lady Bird). Débarrassée du clinquant propres aux jeunes comédiennes (anglo-saxonnes), peu en accord avec une mise en scène « en costumes », l’actrice irlandaise campe son farouche personnage avec un subtil mélange de grâce classique et de vivacité contemporaine, tant dans la gestuelle que dans la diction.

Saoirse Ronan dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG
Saoirse Ronan dans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG

À ses côtés, Emma Watson éclaire avec empathie les secrets déchirements de Meg, dûment décentrée du récit. Quant à Eliza Scanlen, à la douce face de madone, elle livre une discrète partition en accord avec les valeurs de générosité et d’abnégation que Beth incarne dans le roman. Enfin, Florence Pugh, dans le rôle d’Amy, est une révélation, dont l’interprétation débusque la fragile humanité derrière le masque de la vanité qu’elle oppose aux autres comme un moyen de défense, notamment contre Laurie, un peu mince dans la peau de Timothée Chalamet.
L’acteur hollywoodien arrête définitivement son personnage au stade du souvenir d’une adolescence romantique dans lequel Jo l’enferme à jamais. Enfin, le refus de cette dernière de convoler avec Friedrich rend sa décision d’autant plus héroïque que le professeur est ici incarné par le toujours ténébreux Louis Garrel. Les personnages masculins font, en somme, l’objet d’une peinture en demi-teintes à la juste mesure du roman, au centre des préoccupations des sœurs March et à la périphérie de la mise en scène.
Eliza Scanlen, Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronandans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG
Eliza Scanlen, Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronandans « Les Filles du docteur March », de Greta Gerwig © Wilson Webb / 2019 CTMG

Fruit d’un énorme travail du son, de la lumière et des décors (le décorateur Jess Gonchor, habitué des frères Coen, ici à la manœuvre), la mise en scène s’appuie sur des mouvements très souples d’appareil et un jeu d’acteurs fondé sur le naturel et l’instinct. La parole y circule librement, avec des chevauchements de répliques propres à l’adolescence enthousiaste et pressée de parler. Les scènes de groupes y gagnent en fluidité et sincérité, faisant du cadre un espace vivant, habité d’une émotion chaleureuse et parfaitement crédible.

Philippe Leclercq

Voir sur ce site :
« Les Quatre Filles du docteur March », de retour au cinéma, par Philippe Leclercq.
•  Les « Illustres Classiques », naissance d’une collection aux éditions Rue de Sèvres.

Louisa May Alcott « Les Quatre Filles du docteur March » traduit et abrégé par Malika Ferdjoukh, illustré par Thomas Gilbert, coll. « Illustres Classiques », Rue de Sèvres, 2019
• Louisa May Alcott « Les Quatre Filles du docteur March » traduit et abrégé par Malika Ferdjoukh, illustré par Thomas Gilbert, coll. « Illustres Classiques », Rue de Sèvres, 2019, 208 p.

Louisa May Alcott « Les Quatre Filles du docteur March » traduit et abrégé par Malika Ferdjoukh, coll. « Classiques », l'école des loisirs
• Louisa May Alcott « Les Quatre Filles du docteur March » traduit et abrégé par Malika Ferdjoukh, coll. « Classiques », l’école des loisirs, 2019, 240 p.

« Les Quatre Filles du docteur March », de Louisa May Alcott, dans la collection « Illustres Classiques », par Stéphane Labbe.
Louisa May Alcott : « Les Quatre Filles du docteur March ». Étude intégrale (séquence), par Stéphane Labbe.
Tous les titres de la collection « Classiques » de l’école des loisirs.
 
 
 
 
 

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

Un commentaire

  1. On comprend bien que cette histoire ait été réadaptée aujourd’hui eu égard aux revendications féministes et plus simplement encore à la parole libérée des femmes violentées. Le projet peut paraître d’autant plus cohérent s’il est envisagé, non par un studio, mais par une femme, Greta Gerwig, qui elle-même crée un lien véritable avec une actrice, Saoirse Ronan. A vérifier toutefois, s’il s’agit d’une commande ou non. Et puis l’idée du présent permanent est bien trouvée ! Pouvoir faire dialoguer plusieurs temps différents, également. Cependant, moi je suis passé à côté de tout cela. Ayant bien en tête les autres versions que j’aime bien (celle de Leroy sous-estimée, celle de Cukor subtile et délicate…), ce découpage temporel m’a paru anéantir les relations entre les personnages. Il n’y a plus le temps d’aucun échange, l’un enrichit, remis en question, approfondi avec le suivant. Et Jo paraît perdu dans ce tourbillon. Elle n’est plus la flèche narrative que l’auteur avait fait d’elle dans le livre et que Cukor (et ceux qui l’ont suivi) avait repris. En bref, cette version est pour moi la plus moche. Avis que je nuance malgré tout avec les arguments ici lus !

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