
Les Linceuls, de David Cronenberg :
l’ultime vision
Le dernier opus du cinéaste obsédé par nos enveloppes corporelles pousse le fantasme à imaginer des cimetières connectés où les endeuillés pourraient garder un contact visuel avec les corps enterrés.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
Le dernier opus du cinéaste obsédé par nos enveloppes corporelles pousse le fantasme à imaginer des cimetières connectés où les endeuillés pourraient garder un contact visuel avec les corps de leurs proches enterrés.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
Le « seul » qui se fait entendre dans le titre Les Linceuls (en français) résonne étrangement avec ce que vit le personnage principal : Karsh, 50 ans (Vincent Cassel), magna de la high tech, ne se remet pas de la mort de son épouse. Ne supportant pas d’être physiquement séparé d’elle, il a mis au point un système révolutionnaire de linceul connecté. Dans les caveaux d’un cimetière ultra moderne, de riches clients peuvent ainsi prolonger le contact visuel avec le corps du proche enterré via un écran vidéo installé sur la stèle. Peu importe que cela consiste à devenir le spectateur impuissant de la décomposition de leurs dépouilles.
Tous les thèmes chers à Cronenberg, qui mêle délire science fictionnel et journal intime dans ses films, sont alignés dans ce dernier opus aux airs de testament inachevé. Et surtout, son obsession pour l’enveloppe corporelle : la mutation dans La Mouche (1986), les cicatrices et prothèses dans Crash (1996), les fils et branchements dans ExistenZ (1999), les changements d’organes dans Les Crimes du futur, aujourd’hui les ravages du cancer qui colonise les cellules…
Il y aurait peut-être fort à dire, psychanalytiquement parlant, sur les images 3D des cadavres aimés qui ne sont pas sans rappeler les images 3D des échographies d’enfants à naître, bouclant la boucle visuelle dans notre société où toute la vie défile sur des écrans en permanence. De même qu’il y aurait long à écrire sur les scènes (les plus étrangement horrifiques) où Karsh (anagramme de Crash ?) voit sa femme lui apparaître en rêve (la belle Diane Kruger) et se présenter nue devant lui avec un membre en moins à chaque fois. La désagrégation progressive de sa magnifique plastique rend visible et presque palpable le mal qui ronge les os, rendant l’étreinte impossible sauf à les faire craquer horriblement.
C’est le cauchemar de la maladie de l’aimé porté à son comble, le manque physique de l’autre, la panique absolue de ne plus pouvoir plus ni le toucher ni le voir : la femme d’affaire japonaise que Karsh courtise est aveugle, la sœur sosie de son épouse devient l’objet du fantasme le plus interdit et sacrilège.
Dès lors, les dessous criminalo-policiers et vaguement complotistes du scénario – le cimetière est piraté, les caméras déconnectées, les données sur les familles se promènent – s’enlisent dans le dérisoire et le oiseux. Ce qui surnage finalement, c’est l’enveloppe même du film : l’aspect laqué du personnage à la coupe et à la tenue aussi ternes qu’impeccables, ses déplacements robotiques, son intérieur de temple zen meublé comme une antichambre vers l’au-delà.
Du restaurant au lit installé dans la pièce à vire, la contamination des décors par le design mortuaire de luxe est si poussée qu’elle confinerait presque à la parodie, surtout par comparaison avec les activités de toilettage pour chien de la sœur de la défunte et l’appartement affreusement normal de l’informaticien véreux.
Il manque cependant une vraie cohérence au scénario ainsi que la présence d’autres familles de défunts. Le film échoue à incarner autre chose à l’écran que le fantasme morbide d’un cinéaste qui ne résiste pas au plaisir sadique et presque drôle d’exhiber devant les yeux des spectateurs des projections de leur future putréfaction.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.