"L'Herbe des nuits", de Patrick Modiano

« Pourtant je n’ai pas rêvé. » C’est la première phrase du nouveau roman de Patrick Modiano.

Jamais le verbe rêver ou le mot rêve n’ont été plus employés et plus propres à caractériser un texte de Modiano que dans L’Herbe des nuits.

Jamais non plus le romancier ou narrateur n’aura plus donné qu’ici le sentiment que l’intrigue est chose accessoire.

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Silhouettes et personnages

Jean est un jeune homme au moment où il rencontre Dannie. Elle a quelques années de plus que lui, multiplie les fausses identités, fréquente à l’Unic Hôtel, rue du Montparnasse, un petit groupe d’individus sans métier précis, insaisissables. Paul Chastagnier, Duwelz, Gérard Marciano, « Georges » ou Aghamouri – ce sont leurs noms –, sont des sortes de silhouettes, identifiables par un parfum, une voix, une allure. Pas grand chose de plus.

Le narrateur lui-même ne veut pas trop en savoir sur eux. Il se tient à l’écoute, attend quelques confidences qu’on lui fait lors de promenade, mais presque rien qui permette de comprendre ce qui lie ces individus. On saura juste que Dannie a fait quelque chose de grave, il sera vaguement question d’un mort. On reste sur le seuil, à distance. Et pourtant, on se laisse prendre.

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Une déambulation dans un Paris disparu

L’Herbe des nuits est une déambulation permanente dans un Paris disparu, entre diverses époques, dans une lumière changeante. L’« intrigue » se noue en 1966. Aghamouri vit à la Cité Internationale et entretient des liens avec l’ambassade du Maroc. Il mène un « double jeu ». Dans le contexte de ces années, tout conduit à l’affaire Ben Barka. La violence exercée par les services secrets, les réseaux parallèles et le rôle équivoque de la police sont là, en filigrane. Aghamouri est-il l’étudiant qu’il prétend ? Quels liens l’unissent à Dannie qu’il a rencontrée à la Cité et qui se prétend étudiante franco-américaine ? Et que s’est-il réellement passé dans l’immeuble du quai Henri-IV ? On pourrait s’interroger à l’infini tant ce roman est opaque, mystérieux, menant le lecteur ailleurs.

Et cet ailleurs, c’est l’espace du rêve qui semble tout orienter. Interrogé par un policier qu’il entend à peine, Langlais, quai de Gesvres, le narrateur se rend compte que Nerval s’est sans doute pendu quelque part près d’une cave communiquant avec un tronçon de la rue de la Vieille-Lanterne.

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Passé et présent mêlés

Comme le poète, Jean vit entre rêve et réalité, jamais sûr que ce dernier soit plus tangible que le rêve. Sa perception du Temps le conduit à mêler présent et passé, sans certitude quant aux moments où les faits se sont produits. Plus que les êtres qu’il rencontre et qui lui sont souvent indifférents, il se sent proche des personnes d’un autre temps sur lesquelles il écrit, parmi lesquels Jeanne Duval, maîtresse de Baudelaire, Tristan Corbière ou Restif de la Bretonne avec qui il partage la passion pour la déambulation dans un Paris nocturne.

Jean écrit, par exemple ce que nous lisons. Mais d’abord il note. Son carnet noir est rempli : des listes de lieux, des inscriptions qui disparaissent, du côté de Jussieu ou Censier, quelques rares faits, peu de rendez-vous pour ne pas donner prise à d’éventuels enquêteurs, des noms propres, des noms de lieux.

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La musique des noms

La musique de ce roman tient justement à ces noms de lieux qu’il énumère, évoquant la Sologne, à la « sonorité caressante » où Dannie aimerait que tous deux trouvent refuge. Et puis les noms des comparses sont comme des cartes qu’on jette sur un tapis ; lorsque Langlais l’interroge sur le « 66 » un café ainsi surnommé à l’angle de la rue Monsieur-le-Prince, une liste de noms propres sert de référence commune. Plus tard, bien après les  “faits», quand Langlais lui donnera le dossier qu’il avait constitué sur Dannie et les autres, il trouvera matière à écrire, reconstituant les parcours grâce à ces fiches précises, détaillées, qui font parler le silence.

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Constance des thèmes et obsessions

L’herbe des nuits ne surprendra pas les lecteurs de Modiano, et surtout pas ceux qui le suivent depuis ses premiers romans. Ses obsessions, ses thèmes sont toujours là, et c’est tant mieux. Le narrateur déplore, avec l’ironie qui convient, de n’avoir pas eu « de bons et honnêtes parents », de ne pas appartenir à « un milieu social bien précis ». Il vit en fraude, plus qu’en marge, se méfie constamment. Quant à la petite bande qu’il fréquente, elle rappelle celle des Boulevards de ceinture, pour le pire, ou de Memory Lane.

Il est de même impossible de savoir ce qui l’unit précisément à Dannie. Le mot amour n’est jamais écrit. La pudeur du narrateur l’empêche de rien écrire sur leurs jours et leurs nuits. Tous deux semblent en apesanteur dans une ville sous couvre-feu, comme les héros de Dimanches d’août. La géographie modianesque privilégie depuis un certain temps la rive gauche. On retrouve Montparnasse, souvent aussi gris que telle ville bretonne dont le quartier semble une banlieue.

On longe des rues vides et silencieuses vers la périphérie. La rue de la Santé, avec sa prison puis l’hôpital Sainte-Anne, est à la fois redoutée et choisie comme lieu des confidences. La rue Cuvier n’a pas changé depuis Balzac. Le quartier de Censier, alors en pleine transformation, sert de lieu de rendez-vous, anonyme. Parfait pour des gens qui ne peuvent trop se livrer. D’autres rues du Val de Grâce rappellent Saumur ou Angers, une province paisible, à l’écart de tout, refuge possible. Mais Jean n’a pas noté le nom de l’hôtel où il a passé une nuit en compagnie de Dannie et plus jamais il ne pourra y connaître la paix, avec elle.

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Un recueil de poèmes

On pourrait ouvrir ce roman à n’importe quelle page, comme on feuillette un recueil de poèmes en prose. Une description de lumière, une notation, quelques détails sensibles sur tel ou tel personnage, le nom de Madame Dorme ou celui d’un village, Feuilleuse, un rien suffit pour que l’on soit pris par cette écriture. C’est un bonheur rare, inexplicable. On ne cherchera pas le secret.

Norbert Czarny

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 Patrick Modiano, “L’herbe des nuits”, Gallimard, 2012.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

2 commentaires

  1. Dans les romans de Patrick Modiano, on vit toujours un passé oublié, mais qui devient une réalité dans notre mémoire. L’auteur nous renvoie à des moments difficiles et obscurs qu’il a vécu dans son enfance.

  2. Patrick Modiano – L’herbe des nuits
    Patrick Modiano vient de publier chez Gallimard (collection blanche) son vingt-septième roman, dédié à son petit-fils Orson, et dont le titre est emprunté au poète russe Ossip Mandelstam.
    Dès les premières lignes, nous retrouvons le monde onirique et musical de l’écrivain qui nous est cher, oscillant entre rêve et réalité, ou encore entre passé et présent : « Pourtant je n’ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j’entendais la voix d’un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à l’esprit, certains visages, certains détails »… Il a l’esprit en perpétuel éveil, l’imagination fertile, et il suffit d’un rien pour déclencher l’inflorescence de ses souvenirs. De plus, Patrick a toujours à portée de main son éternel carnet noir où il consigne, au fil des ans, des notes (noms, numéros de tél., textes courts…) ; ainsi, animé par une soif inextinguible de se réapproprier les bribes de son passé, et toujours à la recherche de la vérité, il se questionne constamment sur le cheminement de sa vie.
    « L’herbe des nuits », son nouveau roman, a pris naissance un dimanche assez lugubre où il s’est retrouvé derrière la gare Montparnasse ; c’est alors qu’ un souvenir d’adolescence s’est imposé à lui : à la fin des années 60, période assez trouble, il était encore mineur, sur le qui-vive, errant sans domicile, il avait été bloqué dans ce quartier et s’était réfugié près de l’Unic Hôtel tenu par un protagoniste de l’affaire Ben Barka, protégé par la brigade mondaine et de ce fait peu contrôlé par la police. Dans une bande de pseudo-étudiants qui habitaient plus ou moins cet hôtel, Jean (premier prénom de l’auteur, en quelque sorte son jumeau), le narrateur, va rencontrer Dannie, une jeune fille sans carte d’identité personnelle et changeant souvent de domicile, qui menait une «vie clandestine ». Le roman se déroule entre Montparnasse et La Trinité. L’auteur nous invite à mener une enquête sur ces personnages, « il vivait une autre vie à l’intérieur de sa vie quotidienne, qui lui donnait une phosphorescence et un mystère qu’elle n’avait pas en réalité », et le livre est absolument passionnant, nous jouons au détective !…
    Le narrateur et Dannie sortent ensemble et s’attardent dans les bars. Jean ne savait que peu de choses sur cette môme énigmatique mais il évite de lui poser des questions embarrassantes ; s’appuyant sur les propos d’un moraliste, il pense « qu’il faut prendre en silence les gens qu’on aime tels qu’ils sont, et surtout ne jamais demander des comptes ». Un jour, Dannie lui dit à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que tu dirais si j’avais tué quelqu’un ? » et lui de répondre : « Ce que je dirais ? Rien ». Réponse bouleversante, d’une compréhension remarquable, et magnifique preuve d’amour ! Dannie est « dans le pétrin », elle est impliquée dans une sale affaire aux côtés des tocquards de l’Unic Hôtel…
    Très beau roman, très fluide, toujours pudique, empreint de poésie, qui se lit d’une traite, autofiction poignante en clair-obscur dans la brume intemporelle et pénétrante des souvenirs de Patrick Modiano, « ces souvenirs qui jaillissent comme des herbes et que l’on broute sans fin »…
    Yvette Bierry, le 12/10/12
    Citations :
    Les saisons varient et se confondent dans le souvenir comme si celui-ci, au cours des années, vivait de sa propre vie, d’une vie végétale, et qu’il n’était jamais une image fixe et morte.
    Le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne une sensation de vacances et d’infini.
    Patrick Modiano

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