L’histoire scolaire, un passé recomposé au présent

Parmi toutes les disciplines proposées par notre système scolaire, l’histoire peut revendiquer une place particulière. Obligatoire jusqu’au collège puis solidement installée dans les programmes du lycée général et professionnel, l’histoire scolaire n’a pas qu’une vocation intellectuelle de connaissances. Elle est matière à enseigner à nos élèves, non pas une histoire académique et universitaire mais, dans la lignée de la pensée d’Ernest Lavisse, elle propose une réflexion sur le temps (et l’espace puisqu’elle est alliée à la géographie) et son altérité.
Il s’agit de mettre les élèves à distance d’eux-mêmes pour leur faire prendre conscience de l’épaisseur temporelle de nos sociétés, de notre cadre de vie qui est le produit d’une succession d’expériences culturelles ou politiques, ajoutées générations après générations et qui appellent le changement mais également la continuité.

Cette approche éminemment politique sur le temps mouvant ne vise pas uniquement à décrire les hommes et leurs sociétés. Elle tente de faire comprendre les différentes expériences et les pratiques éprouvées, les luttes et les rêves [1] des humanités passées.

L’histoire enseignée, un regard porté au présent
sur le passé qui l’explique

L’histoire enseignée, ce n’est donc pas tout le passé, mais un regard porté au présent sur le passé qui l’explique. L’histoire enseignée, ce n’est pas non plus un récit nationalisé du passé, mais une compréhension du présent par les actions passées élargies au monde : mouvements longs et soubresauts, culturels et politiques, contacts, attirances et oppositions, écumes et courants violents pour reprendre les travaux des historiens Fernand Braudel ou Georges Duby.
Elle n’est pas un roman pour adulte, mais un récit d’apprentissage et de recherche de la vérité des faits passés appréhendés au présent. En cela, l’histoire scolaire construit du vivre ensemble qui s’appuie sur les mémoires (des hommes et femmes célèbres comme des dominés, obscurs héros du peuple), sur des récits d’où émerge l’explication d’un contrat social aujourd’hui partagé, compris et donc critiqué parce que rattaché… à une histoire documentée, méthodique et problématisée.
Le professeur d’histoire convoque tour à tour ou en même temps les images, les textes, les cartes, travaille avec les élèves le récit oral ou écrit, la rédaction de textes synthétiques ou de frises chronologiques. Il est à la fois scientifique et aède, c’est-à-dire créateur de récit(s). Il interroge l’événement, sa ou ses causalités, les notions d’acteurs et de faits. De cela, il extrait des grands principes mais surtout des questions qui amènent l’enquête fondée sur des documents. Il propose une démarche d’une extrême variété intellectuelle et didactique, un apprentissage fondamental pour le positionnement de l’élève comme individu ancré dans son espace-temps.
Ce sont donc essentiellement les visées identitaires (à différentes échelles) et civiques qui fondent la fabrique de l’histoire scolaire et son intérêt [2].  Une fois ce constat posé, il reste à traduire ces intentions auprès des élèves, qui peuvent se résumer en une question essentielle : comment donner ce goût de l’histoire à l’École ou comment conduire nos élèves à être captivés par cette lecture de soi et des autres, hier et aujourd’hui ?
La crise sanitaire qui sévit actuellement nous semble salutaire parce qu’elle place au cœur des enjeux scolaires cette question fondamentale trop souvent esquivée. La mise à distance de l’apprentissage en classe a contraint l’École à se regarder en face et à affronter cette question complexe de l’attention des élèves, de tous les élèves, aux savoirs.

La continuité pédagogique « à distance »
ou la recomposition des rôles et des attendus

Une première réflexion générale s’impose. L’École à distance a jeté une lumière crue sur l’état de notre système scolaire et ce qu’il est devenu trop souvent : une mécanique tiède d’apprentissage fractionnés sans réel rapport au monde, une entreprise de construction civique sans adhésion profonde d’élèves ballotés entre les disciplines, notamment au collège, point faible du système. Tout le contraire de ce que nous imaginons de l’enseignement de l’histoire : un constant émerveillement intellectuel, éveillant ou soutenant la curiosité et l’envie de comprendre.
La longue crise sanitaire que traverse le pays et avec lui la grande majorité de l’œcoumène place l’École au cœur d’une attente sociale forte alors que le confinement a durablement déstructuré les temps sociaux. La fermeture physique inédite  des établissements scolaires a conduit à la nécessité d’une continuité pédagogique à distance afin que le lien soit maintenu entre élèves et enseignants. À partir du 11 mai, le retour en classe est ensuite devenu un enjeu national majeur qui a de nouveau placé l’institution scolaire sous les feux des projecteurs médiatiques et politiques.
Cette attente dit tout d’abord la place centrale jouée aujourd’hui par l’École dans notre société, dernier lieu de rencontre partagé par tous où se joue la transmission de valeurs et de connaissances générales structurant notre « vivre-ensemble ». Ces temps extra-ordinaires vécus depuis le mois de mars, s’ils ont été l’occasion de déployer des pratiques pédagogiques originales et innovantes, ont aussi révélé les contradictions et les limites de l’École maintes fois pointées du doigt depuis la massification du système scolaire amorcée à la fin des années 1970. Au-delà de la fracture numérique et des inégalités culturelles et économiques mises en pleine lumière, ce sont aussi les archaïsmes d’un modèle si peu modifié dans ses superstructures qui ont été révélés. Il serait temps peut-être de tirer toutes les leçons de cet épisode dramatique afin de préparer un monde scolaire d’après réformé.
Il faut ici souligner la réactivité des enseignants et la multiplication des partages de « bonnes pratiques » à distance : mutualisation des outils, des séquences ou des retours d’expériences notamment sur les sites académiques. Mais ce sont essentiellement des ressources et des contenus qui ont ainsi été partagées [3], sans que des réflexions aient systématiques été menées sur les pratiques pédagogiques de fond. Certes l’École a tenu, mais à quel prix, pour quelle efficacité et quelle durée ? Le retour à la normale (à la norme) au mois de septembre, dans le cadre des mesures sanitaires qui s’imposeront sans doute encore, ne doit pas se traduire par cette continuité pédagogique qui freine le développement d’approches innovantes.
À distance, il s’est agi de conserver l’attention d’un maximum d’élèves et pour cela de valoriser leur implication et donc d’être attentif à leur motivation. Motiver les élèves, c’est éviter un maximum de décrochages.

L’Histoire se joue aussi dans les périodes de confinement

Une deuxième question s’est posée dans la continuité pédagogique à distance : pouvait-on poursuivre les programmes officiels « hors sol » alors que l’Histoire ou du moins une partie de l’Histoire se jouait dans le confinement ou se joue encore dans les différentes phases du déconfinement ? Le professeur d’histoire, confronté à cette question, sent bien que le rapport comparatif aux passés (au pluriel) peut aider à éclairer des élèves confrontés à l’inconnu et à l’anxiété, à éviter de prendre le faux pour le vrai (au cœur des questions contemporaines). Le professeur d’histoire sent bien qu’offrir un retour vers le passé, adossé à un rapport critique aux textes et à l’image (alors que l’éducation aux médias et à l’image tarde encore à devenir un réel pilier pédagogique !), en posant différemment le discours journalistique dominant, peut contribuer à donner du sens à l’expérience vécue. Le professeur d’histoire sent bien combien il est utile de partir de l’actualité pour aller butiner vers les événements passés et proposer des contre-feux, étayer un point de vue sur la crise, donner à comprendre les discours politiques (guerre ou pas guerre ?).
Ces intuitions mettent frontalement en débat les choix des pratiques pédagogiques aujourd’hui normées. Elles appellent la généralisation de nouvelles approches pédagogiques que confinement et déconfinement ont mis en vedette : privilégier le sens plutôt que les contenus froids, c’est-à-dire partir du présent pour le rendre compréhensible. Soit donner le goût d’apprendre (ici l’histoire) en donnant des clés de lecture de la crise ; faire le choix d’une pédagogie par projets pluridisciplinaires qui multiplient les entrées pédagogiques et vivifient l’apprentissage ; ne pas décrire seulement mais s’interroger pour recréer ce qui a été ; évaluer connaissances et compétences, les premières ne pouvant s’acquérir correctement sans les secondes.
Car, à distance, l’élève devient davantage acteur de ses apprentissages sans la présence physique de l’enseignant. Ce dernier, agissant sans prise directe dans l’espace-temps scolaire avec l’élève, est amené à changer de posture. Il doit en particulier expliciter le parcours retenu afin de guider l’élève sur le chemin des apprentissages. L’autonomie intellectuelle de ce dernier devient une compétence essentielle.
Motivation et autonomie. Deux fondamentaux qui soutiennent la relation enseignant/élève dans le cadre classique de l’espace-classe. Ils sont devenus avec l’enseignement à distance des enjeux majeurs de la continuité pédagogique. La première peut être générée par l’engagement de l’enseignant à donner du sens aux apprentissages. La seconde doit devenir une compétence à acquérir par chaque élève et non supposée comme innée. Cette nouvelle configuration pédagogique devrait avoir le mérite de stimuler une réflexion plus approfondie sur nos métiers : comment « donner le goût » d’apprendre ; quel dosage entre compétences et connaissances à enseigner ; comment évaluer les apprentissages ?

Repenser l’enseignement de l’histoire scolaire
de l’école primaire au lycée

Les orientations générales proposées ci-dessus peuvent aisément se traduire par une inflexion de l’enseignement de l’histoire comme discipline scolaire et susciter de nouvelles pratiques.

Construire une culture commune critique

Il ne s’agit pas de faire des élèves des historiens (ni des écrivains, ni des mathématiciens). Les programmes scolaires actuels, fondés sur un savoir universitaire (ce qu’entérinent les concours de recrutement des professeurs), empilent trop souvent les connaissances à acquérir dans le cadre de séquences qui se succèdent sans liens, sinon chronologiques (parfois thématiques en lycée). Les concepts propres à l’histoire se multiplient sans que la méthode historique soit explicitée. Les élèves semblent devoir en savoir autant ou presque que l’enseignant, comme s’il était question d’en faire des historiens, sans trop expliquer ce qu’est l’épistémologie de l’histoire et le métier d’historien.
Il convient de changer les paradigmes. Insistons avec Philippe Claus sur le fait que la discipline « histoire » à l’École n’a pas qu’une fonction de connaissance, mais une vertu civique appuyée par la construction d’une culture commune critique [4]. L’historien n’est pas l’élève (qui a priori n’aspire pas à l’être sauf exception) mais l’enseignant. L’histoire scolaire doit d’abord élargir son horizon, ouvrir des portes, l’émerveiller parce qu’elle nourrit la curiosité et la comble tout à la fois. Elle deviendra ainsi convaincante et permettra aux futurs adultes en devenir de trouver les moyens d’acquérir la connaissance par des lectures éclairées et critiques.
Au lycée, l’histoire doit pouvoir commencée à être lue par les élèves futurs étudiants. Le professeur d’histoire a la chance de disposer d’un large panel de documents-sources, de mémoires, d’éléments issus du patrimoine matériel et immatériel proche et lointain. Images, textes, objets produits de fouilles archéologiques par exemple, permettent un voyage dans d’autres imaginaires et de captiver ainsi l’attention et la demande de compréhension des élèves. Tous ces ingrédients permettent de trouver des points d’entrée sensibles, des pistes d’exploration, qui amènent ensuite à raisonner. L’enseignant doit pouvoir en doser l’apport en conservant à l’esprit qu’il est, devant la classe, un passeur, un facilitateur et non un historien formant d’autres historiens.

Deux autres directions à suivre :
la pluridisciplinarité et la pédagogie par projets

Donner le goût de l’histoire, c’est avant tout sortir d’une visée disciplinaire stricte qui souvent enferme plus qu’elle ne délivre. La connaissance historique et les compétences qui la sous-tendent (qui lui sont propres ou qu’elles soient transversales) doivent permettre de répondre à des questions plus larges ou être intégrées à un cours transversal.
Dans le premier degré comme au collège, l’histoire (documents, récits) pourrait être aisément intégré à l’enseignement de la lecture et de l’écriture. Pourquoi ne pas proposer des exercices de conjugaison ou de grammaire en travaillant sur des textes issus de la Révolution française ? Proposer une histoire de la langue française à partir de proses révolutionnaires ou plus anciennes ? La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, inscrite dans le préambule de notre Constitution, ne peut-elle pas servir de support pluridisciplinaire ? Partant d’un discours actuel du président de la République qui la cite comme texte fondateur, le professeur peut interroger avec ses élèves l’histoire de ce texte, ses mémoires, ce qu’il dit de notre modèle politique, tout en faisant un travail de lecture, des exercices formels rythmant un cours sur plusieurs heures, associant aussi mathématiques (chiffres/nombres romains, calcul calendaires à partir du calendrier révolutionnaire), les arts ou les langues (le rapport de la Déclaration avec celle d’Indépendance américaine du 4 juillet 1776).
Nous nous trouvons là dans une approche « projet pédagogique » qui peut se développer sur plusieurs heures de cours, plusieurs semaines, avec à termes des productions d’élèves à évaluer. Cette pédagogie a pour elle de sortir d’une entrée par disciplines qui trouve souvent ses limites. Elle n’épuise en rien les apports de chacune d’entre elles, tout en permettant une navigation aisée qui fait varier les activités, stimule l’intérêt des élèves. Elle nécessite un vrai travail de préparation, une progression précise et une concertation serrée entre les enseignants qui forment alors équipe. Il s’agit de trouver des problématiques transversales et de faire cours à plusieurs voix.
Sous couvert de travaux interdisciplinaires, de trop nombreuses propositions pédagogiques ne font que juxtaposer des approches disciplinaires placées en « tuyaux d’orgues ». Elles ne permettent pas aux élèves de traiter une même question avec les différents outils disciplinaires. Il s’agit de penser un thème approché par différents angles. En lettres, l’étude de la correspondance comme forme de communication et d’écriture, peut utilement être croisée avec l’étude des conflits du XXe siècle en histoire, voire de l’étude du phénomène de la guerre en philosophie.
• Une problématique : qu’est-ce qu’écrire en guerre ?
Cette question renvoie aux correspondances mais également aux mémoires et récits écrits pendant un conflit, de l’Antiquité à nos jours. Elle peut convoquer Apollinaire et l’art des lettres calligraphiées écrite entre 1914 et 1918. Elle permet plus largement de travailler sur l’écriture de soi, à partir de pratiques des élèves aujourd’hui dans le cadre des réseaux sociaux [5].
Ces quelques exemples ouvrent largement l’enseignement de l’histoire en l’inscrivant dans un processus d’apprentissage plus large, autour de problématiques qui ancrent la discipline dans du concret, du questionnement plus que de la description passive.  Elle permet d’associer largement les archives, ces témoins loquaces du passé.
• Imaginons un projet sur la question des pandémies
La crise sanitaire actuelle engage certains acteurs de la mémoire à une conservation des traces qu’elle laisse. Ce pourrait être l’occasion de comprendre la nature de ces traces et de comprendre pourquoi elles sont conservées. Un dialogue avec les élèves, qui part du présent vécu, peut être élargi au noyau familial : que conserve-t-on du passé familial et pourquoi ? Là encore, le très contemporain peut s’avérer un prétexte pour plonger dans le passé. Ainsi, à l’échelle d’une société, le choix de la conservation s’impose dès la création des premières villes où nait pour cela l’écriture.
Sur cette question des pandémies et des traces archivistiques, une équipe pédagogique plurielle peut travailler encore sur le premier conflit mondial (cette guerre-mémoire d’où survient la grippe espagnole), mais également sur le Moyen Âge ou la période moderne, comme sous les monarques absolus des XVIIe ou XVIIIe siècles ou pendant la Révolution. Pour les auteurs de récits, de peinture ou de monuments associés au pouvoir, conserver la trace et la donner à voir, c’est toujours maîtriser l’écriture du présent pour le futur.
Professeurs d’histoire, de lettres, d’arts plastiques ou de sciences peuvent constamment dialoguer ou construire des séquences communes à plusieurs voix autour de la pandémie et de bien d’autres sujets contemporains qui doivent faire appel au passé : l’homme et le climat, la science au service de la guerre (autour le parcours de l’artiste-ingénieur Léonard de Vinci de l’Italie à la France entre les XVe et XVIe siècles et nos représentations [6]), etc.
Cette pédagogie trouve dans la voie professionnelle un terreau plus fertile encore : la bivalence des enseignements généraux (lettres histoire, langues-lettres, math-sciences), nourrit un rapport plus ouvert sur l’interdisciplinarité à destination d’élèves plus exigeants. Elle devrait davantage être donnée en exemple pour des pratiques renouvelées en collège.

Travailler à partir des questions contemporaines
et élargir les compétences

L’histoire scolaire se doit de « donner goût et interroger le passé pour faire sens aujourd’hui » pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Benoit Falaize à destination des enseignants du premier degré publié en 2015 [7]. La formation des citoyens au passé national, alliée à la confrontation avec l’altérité et donc avec d’autres sociétés, d’autres mondes, nécessite de partir des interrogations contemporaines, au risque d’une plongée aléatoire dans un passé difficilement compréhensible pour des élèves de 6 à 16 ans. À moins de continuer à privilégier un enseignement « du haut vers le bas » qui devait être adapté aux « héritiers », mais qui ne l’est plus aujourd’hui.  Déjà Ernest Lavisse insistait au tournant des XIXe et XXe siècles sur le fait que l’histoire scolaire se devait d’être contemporaine, en prise avec les questions du temps présent. Introduire des questions très contemporaines dans les problématiques historiques permet de « remonter le temps », comme la machine du même nom qui fascine encore nos imaginaires.
L’histoire des pandémies toujours, comme un fil rouge, offre de traverser les grandes périodes et les civilisations qui ont fait face. Nous pouvons ici réintroduire la pluridisciplinarité avec le traitement à différentes périodes de ces « fléaux » dans les arts, la musique ou la littérature. De quoi également traiter de sciences, de cartographie et de chronologie(s), d’espace(s) et de temps. Ce n’est ici qu’un exemple. Cette circulation cognitive et réflexive, loin de perturber des élèves qui pour beaucoup jusqu’au collège pensent au présent, met à distance l’objet étudié et peut permettre de limiter par exemple dans le cas précis de la crise de la COVID 19 le caractère anxiogène des temps troublés que nous traversons.
Enfin, et plus largement, cette approche à partir du contemporain offre l’opportunité d’interroger l’écriture de l’histoire, l’histoire comme le « compte rendu raisonné d’une enquête scientifique dans le passé humain à jamais refermé sur lui-même, sous le regard amusé d’une fée retorse, nommée Vérité [8]». Il importe de montrer aux élèves, dès leur plus jeune âge, que cette vérité dépend aussi des questions qu’on lui pose… mais que l’étude rigoureuse des sources amène à déduire des faits passés irréfutables (manière de dénoncer « fake news » et négationnisme).

Un questionnement en mouvement

L’histoire peut ne pas être présentée comme une discipline froids, écrite et donnée à lire et à apprendre. Elle est un questionnement toujours en mouvement. Chaque grande question peut donner lieu à une interrogation historiographique : pourquoi parle-t-on d’Antiquité ? de Moyen Âge ? L’histoire de la dénomination et de la place de ces grandes périodes mérite que l’on s’interroge avec des collègues d’autres disciplines. Le travail de la chronologie (la science du temps), comme l’histoire de la cartographie nous enseigne les variations (ou non) de nos visions du monde.
La mise en comparaison également des points de vue sur les événements peut être éclairante : Napoléon n’a pas vécu les campagnes de la Grande Armée comme le grognard dont on aura retrouvé les mémoires. L’histoire vue par les dominants, les dominés, les minorités dessine les luttes pour la culture reconnue « dominante » et interroge au présent encore les normes sociales de notre société. L’enseignement de l’histoire scolaire doit être orienté vers cette compréhension de la cité contemporaine, de ses réussites comme de ses limites et fractures.
Le professeur d’histoire, armé de ces réflexions pédagogiques, peut dès lors les traduire en pratique : travailler en équipe, sélectionner des compétences et des thèmes à développer dans le cadre de projets plus ou moins long, construire des cours polyphoniques, favoriser le récit : captiver… restituer et… critiquer en s’appuyant sur des documents.
Dans la continuité de cette approche, l’enseignant doit pouvoir faire des élèves des acteurs de leurs apprentissages et multiplier le travail sur des compétences propres ou transversales. Il sera demandé aux élèves d’élaborer des supports variés de restitution avec des mises en commun, de construire un cours, qu’ils puissent prendre en charge le savoir écrit, mis en forme par leur soin, afin de lutter contre la défiance d’une partie d’entre eux vis-à-vis du savoir et de son illégitimité supposée [9]. L’enseignement peut veille à valoriser les compétences des uns et des autres, l’écriture, le dessin, l’usage du numérique ou la capacité à reformuler, à décrire, à poser des questions. Ces compétences doivent aussi être travaillée pour elles-mêmes et évaluées dans le cadre de temps spécifiques. Tous les élèves ne sont pas identiques, mais chaque professeur peut cultiver leur curiosité et leurs différents talents, sans que la place et la valeur de l’enseignement ne soient minimisées.

*

L’enseignement rénové de l’histoire scolaire, dont nous avons rappelé l’importance formative, peut alors être perçu comme une esquisse d’une future refonte du système scolaire, système à renouveler dans ses attendus et sa forme. Explorées à l’école primaire, au collège ou au lycée, les différentes pistes proposées dans le cadre de l’enseignement de l’histoire scolaire militent pour une transformation en profondeur du rapport professeur/élève dans un monde en constant changement.
La crise sanitaire impose un constat sans fard à notre École. Elle soulève avec davantage d’acuité les questions qui reviennent sans cesse sur les décrocheurs, sur les pratiques pédagogiques et les finalités de l’enseignement scolaire. On ne peut se contenter de souligner à la fois la ténacité du modèle et la perte de substance qu’il a connu durant ces derniers mois. Lieu de sociabilité, l’École peine à rester un lieu d’apprentissage des savoirs pour tous.
Le retour espéré dans les classes à la rentrée de septembre peut être l’occasion de mettre à profit ces réflexions sur les pratiques d’enseignement. Elles ne visent pas à alléger le contenu ou gommer les disciplines qui développent chacune une culture, un univers, des connaissances indispensables. Mais à fondre dans un rapport différent au temps scolaire et au découpage disciplinaire strict.
L’histoire comme discipline scolaire « historique » n’arrive pas à se réformer : sortir d’une visée académique, insister sur des connaissances plutôt que sur des compétences, parce que le système d’enseignement reste contraint : concours, horaires, programmes, évaluations. Les enseignants qui tentent d’en transformer le contenu par petites touches se heurtent à un cadre normatif hérité qu’ils peinent à bousculer, comme un plafond de verre. Le diagnostic est posé, les acteurs principaux comme les professeurs des écoles ou les professeurs d’histoire, sont prêts à un aggiornamento. Les superstructures par nature conservatrices, beaucoup moins. Par peur et par difficultés à abandonner la « continuité pédagogique » et un discours dominant qui rassure parce qu’il promeut la stabilité des pouvoirs symboliques et professionnels des uns et des autres.
Gageons que nous saurons dépasser pour l’École le triste constat posé par l’historien Marc Bloch sur l’année 1940 : une étrange défaite.

Alexandre Lafon

 
[1] Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les Rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, La Découverte, 2016.
[2] Laurence de Cock, « L’histoire scolaire, une matière indisciplinée », dans Annales HSS, janvier-mars 2015, n° 1, pp. 179-189.
[3] À titre d’exemple, la synthèse proposée par le site institutionnel Eduscol publiée dès le 19 mars 2020 : https://eduscol.education.fr/site.histoire-geographie/edunum/edunum-histgeo-47
[4] Philippe Claus, « L’histoire-géographie, l’éducation civique aujourd’hui » dans Éducation Formations, décembre 2007, n° 76, pp. 73 à 75.
[5] Voir sur ce thème une belle tentative de pluridisciplinarité : https://www.centenaire.org/fr/espace-pedagogique/ressources-pedagogiques/premier-degre/exploitation-pedagogique-de-carnet-de-poilu
[6] Là encore, les enseignants peuvent partir de la médiatique exposition Léonard de Vinci du Louvre qui a rencontré un succès important en France en 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=rS5BCpYRKo8 et s’interroger sur ce succès contemporain. Lire le dossier pédagogique associé à l’exposition : http://mini-site.louvre.fr/trimestriel/2019/dossier_pedagogique_leonard/12/
[7] Benoit Falaize, Enseigner l’histoire à l’École, Éditions Retz, 2015.
[8] Pierre Bonnechere, Profession historien, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1. L’histoire, définition et finalité, p. 9-26. https://books.openedition.org/pum/446?lang=fr
[9] Laurence De Cock, « L’histoire scolaire, une matière indisciplinée », dans Annales HSS, janvier-mars 2015, n° 1, pp. 179-189.
 
Voir notamment sur ce site :
Vers un aggiornamento scolaire ? par Alexandre Lafon.
C’est dès maintenant que la classe est à réinventer ! par Gabriel Bierer.
• Et le feuilleton : « Territoires vivants de la République ».

Alexandre Lafon
Alexandre Lafon

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