
Marianne Alphant, L’Atelier des poussières :
ce qui flotte dans la lumière
La poussière est-elle une question domestique ou existentielle ? Tout ménage vire au ménage de la pensée pour l’essayiste et romancière qui convoque une galerie d’obsessionnels, théologiens, penseurs, philosophes et écrivains, pour nettoyer la question.
Norbert Czarny, critique
La poussière est-elle une question domestique ou existentielle ? Tout ménage vire au ménage de la pensée pour l’essayiste et romancière qui convoque une galerie d’obsessionnels, théologiens, penseurs, philosophes et écrivains, pour nettoyer la question.
Norbert Czarny, critique
On a toujours du mal à se débarrasser de la poussière. Faite de particules souvent invisibles, elle s’en va avec un chiffon, mais revient vite. Quiconque s’y attaque a pu le constater. Les idées connaissent un peu le même sort avant qu’elles ne soient fixées sur le papier. Les philosophes qu’évoque Marianne Alphant dans L’Atelier des poussières (P.O.L.) sont pour la plupart des marcheurs, et cet exercice physique, que Kant, par exemple, pratiquait de manière obsessionnelle, sert à agiter des idées dont certaines, trop volatiles, peu fécondes, disparaîtront. D’où l’importance de la chambre, de quelque habitat, pour les retenir et si possible pour s’acquitter des corvées d’un domestique. Lampe, le valet de Kant, et Knecht, qui s’occupe de Hegel, sont de ceux-là. Il faudrait ajouter Limousin, valet de Descartes, et la cohorte des personnages qui, chez Molière, Beaumarchais ou Proust, servent leurs maîtres.
Parler poussières ou idées, c’est aussi parler maîtres et serviteurs, et donc soumission. L’essai de Marianne Alphant ramasse tout cela sur un ton qui allie vivacité et gravité, drôlerie et sérieux. Qui a lu son ouvrage Ces choses-là (P.O.L., 2013), plongée dans un XVIIIe siècle entre esquisse charmante à la Watteau et silhouette glaçante à la Robespierre, sait que l’autrice a l’art de peindre avec finesse et sens du détail pour montrer un tout qui pourrait être une fresque. De la Régence à Thermidor, bien des couleurs ont été utilisées, du rose au rouge sang.
Le rythme est toujours enlevé, et on lira L’Atelier des poussières avec l’attention que l’on porte à ce qui flotte dans la lumière, à contrejour. La virgule, qu’elle manie avec délice, rappelle la touche impressionniste dont elle a souvent traité en écrivant sur Claude Monet. Il n’y a pas vraiment de hasard, et écrire est une façon de peindre.
Éducation ménagère et école de la pensée
Dans L’Atelier des poussières, deux jeunes femmes cherchent à comprendre le philosophe Hegel. L’une est la narratrice, étudiante à l’ENS comme l’autre, Anne. Cette dernière essaie d’expliquer à Marianne Alphant les concepts du penseur allemand. C’est plus que difficile. À un moment, elles quittent toutes deux la chambre de l’école qu’elles habitent, laissant une bougie allumée. Quand elles rentrent, l’alarme a sonné, la suie a envahi la chambre, les notes prises sont noircies, et les murs de la pièce aussi. Il faut nettoyer. Cette scène du récit fait le cœur du livre. Le point de départ de la réflexion.
Nettoyer des murs exige une méthode (penser aussi). Les ouvrages ménagers ne manquent pas, et toutes les tâches et corvées y sont recensées. Marianne Alphant les nomme. Si L’Éducation ménagère à l’école primaire vaut pour les petites filles de 1924 (les garçons n’avaient – bien sûr – rien à voir avec cela), La Vie chez soi et dans le monde fait partie des bréviaires à l’usage de la domesticité concoctés par des dames portant une particule, au XIXe siècle. Celles-ci se sentent à leur place, et cela leur permet de rester assises ou debout sans avoir à se mettre par terre pour récurer un carrelage. Les pages consacrées aux rituels, aux façons de faire et d’être sont aujourd’hui désuètes et amusantes. De très belles énumérations font entendre un lexique oublié. Qui sait ce que sont les « affiquets », « bouille-lait » et autre « cassette de laveuse » dont on trouve la liste dans Maison rustique des dames ?
Marianne Alphant cite aussi Jonathan Swift, auteur vraiment drôle, dont l’humour parfois noir, parfois grinçant, donne dans Instructions aux domestiques (1967) une idée beaucoup plus subversive et amusante de ce qu’il convient de faire et de ne pas faire quand on doit servir. Chaque catégorie, du majordome au cocher, de la chambrière à la fille de service, trouve dans cet ouvrage de quoi saboter la consigne. On se doute que les serviteurs du temps de Jonathan Swift n’ont pas lu son essai espiègle et sont restés dans la chambre qu’on leur avait assignée, et dont des descriptions précises figurent dans le livre.
La voie Céleste
Céleste, la bonne de Proust, n’a pas lu Jonathan Swift, c’est certain. Elle est restée dévouée au point d’en rester aveugle et sourde aux très nombreuses exigences de son maître. Qu’il constitue dans son agenda des listes de jeunes serviteurs, elle n’y voyait rien de bizarre. Qui lit À la Recherche du temps perdu sait que certains personnages du roman font un usage précis de ces listes. Le prince Radziwill les choisit « beaux, grands et vigoureux pour des plaisirs très privés ».
Céleste restait également sourde aux réprimandes ou remarques incessantes de son maître sur le moindre détail. Marianne Alphant, qui aime le détail et l’apparemment insignifiant, les indique. Ils disent la toute-puissance, la domination et cette soumission que Hegel analyse dans ses textes. Mais pas dans son quotidien. Voir et comprendre n’est pas forcément appliquer. Les philosophes que l’autrice plante dans leur décor en des saynètes souvent amusantes, sont trop occupés aux idées pour considérer le concret (souvent dégoûtant) dont se chargent les valets.
Bric-à-brac
Ainsi sur les humbles pleuvent les injures. C’est notable dans des romans, là encore, avec « drôlesse », « gueuse » ou « Mamzelle Crapaud » désignant la pauvre Cosette chez la Thénardier. Toutes les images des Misérables reviennent, moins amusantes que celles d’un Scapin, d’un Sganarelle ou d’une Toinette (curieusement absente de la liste des domestiques à la fin du livre). Le premier nommé et la servante d’Argan ne s’en laissent pas conter, et ils savent contourner le maître, ou lui répondre.
Cela ne va pas de soi. Proust, par exemple, tient pour « une sorte de pâque solennelle » le fait que le domestique dispose d’une heure pour déjeuner. Il y voit une façon de ne rien faire, ou de faire n’importe quoi. Pour la plupart des puissants, un serviteur doit rester célibataire afin d’éviter les demandes de congé. Être amoureux est aussi ennuyeux. La duchesse de Guermantes le fait sentir à Poullein, son serviteur.
L’Atelier des poussières a quelque chose, volontairement, du bric-à-brac. On y trouve ce que l’on ne cherchait pas. C’est presque la traduction mentale du mot atelier. Il en est un qui ne correspond en rien aux lieux ordonnés par le professionnel ou l’artisan qui doit s’y retrouver aisément, c’est l’atelier du peintre Francis Bacon. Qui veut le voir en trouvera des photos sur internet ou dans les entretiens avec David Sylvester. Marianne Alphant le décrit : « Son tapis de photographies souillées, de vieux chiffons, d’affiches en lambeaux, de pinceaux durcis, de journaux déchirés, un compost, un magma de matières accumulées, un aide-mémoire dont il avait besoin, disait-il, on ne peut pas savoir comment les choses arrivent ». Il est probable que la poussière des souvenirs soit aussi féconde, donnant à chaque atelier intime le rôle d’aide-mémoire.
N. C.
Marianne Alphant, L’Atelier des poussières, P.O.L., 272 pages, 18 euros.
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