"Mektoub, my love : canto uno", d’Abdellatif Kéchiche, un long moment d’éblouissement

"Mektoub, my love : canto uno", d’Abdellatif KéchicheLa sortie d’un film du talentueux Abdellatif Kéchiche ne passe jamais inaperçu. Comme La graine et le mulet (2007), Vénus noire (2010) et La Vie d’Adèle (2013), Mektoub, my love : canto uno arrive sur les écrans chargé de sa petite odeur méphitique émanant des fâcheries entre le réalisateur et ses partenaires financiers.
Nous passerons, bien sûr, sur ce qui finit par apparaître comme une douloureuse (mais nécessaire) méthode de travail, et laisserons aux gazettes gourmandes de potins le loisir de dévoiler les dessous du litige pour nous intéresser à ce qui fait la spécificité de la cinématographie de Kéchiche : sa durée filmique, comme moyen d’explorer les possibilités de l’être.

Une longue histoire

Depuis L’Esquive (2004, inscrit pendant plusieurs années au programme de « Collège au cinéma »), la durée des films de Kéchiche n’a cessé de croître, passant de deux heures trente (La graine et le mulet) à trois heures (La Vie d’Adèle), et même trois fois trois heures dans le cas de Mektoub, my love, que son auteur annonce comme le « chant premier » d’un triptyque (le deuxième volet, d’une durée de trois heures également, est actuellement en postproduction).
Neuf heures donc (?), de l’histoire d’Amin, le héros timide de Mektoub, my love, sorte de double naissant du cinéaste, observé à différentes périodes de son existence. L’histoire du même, et d’un autre renouvelé en somme, qui débute ici à Sète (comme La graine et le mulet), durant l’été, où Amin, étudiant à Paris, est venu retrouver sa mère, son cousin (Tony), ses amis, et la belle Ophélie dont il est épris… Soit une époque bénie de jeune vacance, propice aux rencontres et aux échanges amoureux (le marivaudage, déjà au cœur de L’Esquive).

Alexia Chardard, Hafsia Herzi dans "Mektoub, my love : canto uno", d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution
Alexia Chardard, Hafsia Herzi dans “Mektoub, my love : canto uno”, d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution

La scène, bloc de durée

Le titre du film, Mektoub – le destin –, fournit une indication des intentions de l’auteur autant qu’il justifie les moyens de les mettre en œuvre (la fameuse durée du film, et celle des scènes qui le composent). « Dans La Blessure, la vraie (titre du roman de François Bégaudeau duquel Mektoub, my love est librement adapté), les possibles sont si nombreux, explique Kéchiche dans le dossier de presse, que deux films de trois heures chacun ne pourraient prétendre en exprimer tout au plus que le tiers, et après avoir rencontré Shaïn Boumédine, qui allait interpréter Amin, j’ai songé à une suite. Plusieurs suites, en fait… »
On n’imagine pas que Kéchiche envisage son œuvre tripartite comme une fresque ou un vaste récit d’apprentissage. L’homme est peu attaché au romanesque. La vue panoramique, la grande histoire solidement charpentée, avec ses figures et passages obligés, ne le concernent guère. Paradoxalement (vu la longueur de ses films), c’est la scène qui l’intéresse – la plus petite unité narrative du récit filmique (après le plan) dont il fait la cheville ouvrière de son dispositif, et qu’il étire jusqu’à une forme de séquence (si la notion de séquence n’était qu’une affaire de temps), pouvant atteindre dix, quinze, vingt minutes.
La structure narrative de Mektoub, my love se compose ainsi de grands blocs de durée que l’on peut aisément chapitrer : « Les retrouvailles d’Amin et Ophélie » ; « La drague des deux cousins à la plage » ; « Le dépit amoureux de Charlotte » ; « La sortie en discothèque », etc. Ces blocs de durée, comme détachés de la fiction, sont souvent très découpés (il y a, au fond, peu de plans-séquences) ; ils fragmentent le récit et sont la plupart du temps simplement juxtaposés. De vagues ellipses temporelles, que le cinéaste ne cherche pas ou peu à renseigner, les séparent. Au spectateur de fournir le travail, de faire le plein du vide où ça bruit, ça vit, ça s’agite cependant.

Alexia Chardard, Lou Luttiau, Shaïn Boumedine dans "Mektoub, my love : canto uno", d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution
Alexia Chardard, Lou Luttiau, Shaïn Boumedine dans “Mektoub, my love : canto uno”, d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution

« Micro-fiction »

La construction du film donne souvent le sentiment que le passage du temps s’effectue à marche forcée. Par à-coups arbitraires. Les scènes, accolées les unes aux autres sans souci de raccord, sont à la fois solidaires de l’ensemble et indépendantes les unes des autres, mues de l’intérieur, par leur propre dramaturgie.
Chacune d’elles constitue une « micro-fiction » en soi, avec son lieu, son intrigue et ses enjeux de mise en scène. Leur durée, Kéchiche la transforme en un temps de grâce juvénile. Il fait du cadre de cet espace-temps le moment d’une exploration concentrée des possibles. Son travail s’appuie alors en grande partie sur le jeu improvisé de ses jeunes acteurs (pour la plupart débutants) ; la durée des prises de vue en épuise les défenses et fait tomber peu à peu les masques.

"Mektoub, my love : canto uno", d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution
“Mektoub, my love : canto uno”, d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution

Dans la lumière

Les longues scènes que tourne Kéchiche mettent ses comédiens en danger ; elles les exposent et les révèlent. Le cinéaste s’efforce de capturer la riche lumière qui s’en échappe et les voies qu’elle emprunte pour se manifester ; il capte la partie de leur être qui se dérobe à leur contrôle, cet autre qui les compose, qui les trahit et les raconte en miniature, et qui suggère ce qu’ils pourraient aussi être.
Le dispositif développé par Kéchiche film après film repose sur une exigence de temps. Le temps nécessaire à l’accouchement de ce qui se joue dans son cadre, à la « naissance » des êtres qui s’y trouvent, qui s’ouvrent progressivement et livrent à la caméra un monde intérieur, peut-être même inconnu d’eux-mêmes.
Ce passage de l’ombre à la lumière – cette mise au jour de la lumière intérieure de l’être annoncée par la double exergue du film empruntée à la Bible et au Coran – est au cœur du projet du film, de ce beau chant mystique à la gloire des êtres et de leur désir de vie – la scène de l’agnelage est à cet égard symbolique de cette épiphanie de l’être (et de l’art cinématographique) que le réalisateur traque de scène en scène.

Alexia Chardard, Shaïn Boumedine, Ophélie Bau dans "Mektoub, my love : canto uno", d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution
Alexia Chardard, Shaïn Boumedine, Ophélie Bau dans “Mektoub, my love : canto uno”, d’Abdellatif Kéchiche © Pathé Distribution

Cadre serré

Nous l’avons dit, l’action éblouissante de Mektoub, my love se déroule au cours d’un été sétois. De la ville, nous ne verrons quasiment rien. À peine quelques bouts de rues, des murs, un chemin, une maison de bord de mer.
Le bord de mer justement, qui représente une bonne part de la géographie méditerranéenne du film. La plage, l’eau, l’air, la lumière, le soleil durant le jour, mais aussi les bars et terrasses, la musique et les danses pendant la nuit, où la même bande de jeunes continue de dessiner les arabesques de ses amours sensuels.
De jour comme de nuit, Marco Graziaplena, le nouveau chef-opérateur de Kéchiche, cadre de près, serre la beauté des corps, cueille les émotions qui circulent, saisit les mystères des discussions sans intérêt, des mots coupés en quatre qui remplissent la béance du temps juvénile.
Sa caméra capte avec patience la gêne et le malaise des conversations qui trébuchent, qui se cherchent, qui se cachent ou esquivent le conflit, le dévoilement d’une pensée contradictoire. Elle montre la fragilité de ces êtres jeunes qui se découvrent, qui apprennent à aimer et à être aimés, généreux d’eux-mêmes et curieux des autres, offrant leur propre lumière et en quête ardente du beau soleil de l’autre.

Philippe Leclercq

• Voir sur ce site : “La Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2” et “L’Esquive”, d’Abdellatif Kéchiche, par Anne-Marie Baron.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

Un commentaire

  1. Très bel article qui incite à voir le film, mais pas que. Ce film me rappelle, par son art de la conversation (je me réfère à l’article) un roman comme Michael Jackson de Pierrick Bailly, qui se déroule à Montpellier, ou Légende de Sylvain Prudhomme.

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