Menace portable

La rentrée 2021 a été marquée par un psychodrame concernant les élèves de sixième : une vague de haine contre les « 2010 » s’est répandue sur les réseaux sociaux. Pourquoi cette soudaine menace ? Que dit-elle de la montée en puissance du si cher téléphone portable en matière de harcèlement ?

Par Antony Soron, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris.

La rentrée 2021 a été marquée par un psychodrame concernant les élèves de sixième : une vague de haine contre les « 2010 » s’est répandue sur les réseaux sociaux. Pourquoi cette soudaine menace ? Que dit-elle de la montée en puissance du si cher téléphone portable en matière de harcèlement ?

Par Antony Soron, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris.

Sous le mot-dièse #Anti2010 ou les appels « brigade contre les 2010 » et « police anti 2010 » des commentaires sur les réseaux sociaux ont plu sur les élèves entrant en sixième au mois de septembre. « Parce qu’ils sont nés en 2010, de nombreux enfants de 11 ans sont aujourd’hui la cible de campagnes d’insultes, de harcèlement et de cyber-harcèlement, a alerté la fédération des parents d’élèves FCPE le 15 septembre. Si les faits étaient marginaux depuis novembre 2020, le phénomène a pris une tout autre ampleur depuis la rentrée. Il a largement dépassé les cours de récréation ou les altercations à la sortie des établissements, là où des personnels éducatifs peuvent encore repérer et agir. » La menace s’est diffusée avec une telle ampleur que l’application vidéo TikTok a décidé de supprimer ce mot-dièse appelant à la haine le 17 septembre. « Il y a un mouvement qui monte et qui consiste à mal accueillir les élèves de sixième et à embêter les élèves nés en 2010. C’est évidemment complètement stupide et contraire à nos valeurs », a dénoncé le ministre de l’Éducation nationale dans une vidéo diffusée sur Twitter.

2010 : la généralisation du smartphone

Si cette affaire du « cyberharcèlement » des élèves de sixième a été rapidement désamorcée, elle en dit long sur la nocivité potentielle du portable à l’encontre des plus jeunes. Cependant, pourquoi l’année 2010 a-t-elle été ciblée ? Pour comprendre l’origine du mal, il faut se souvenir que cette année-là correspond, pour le meilleur et le pire, au moment où l’iPhone, lancé par la célèbre « marque à la pomme », se dote d’une caméra en façade pour les selfies et la vidéo. Depuis son lancement en 2007, en passant par l’introduction de fonctionnalités vocales en 2011, l’objet fétiche se pose désormais en un tout-en-un susceptible de « hacker » toutes les générations de sept à soixante-dix ans. En somme, 2010 s’apparente à l’année « zéro » d’un nouveau monde où le téléphone tactile, si aisé à « scroller », devient l’alpha et l’oméga de l’existence « civilisée ».

Peu à peu, soit en une petite décennie, de 2011 à nos jours, s’est installée une relation de dépendance avec ce qui n’était au départ qu’un outil de communication « pour prévenir si tu es en retard ». Chacun a cru y trouver son compte en se convainquant que le portable était d’autant plus indispensable qu’il apparaissait à la fois comme un marqueur sociétal, un outil de partage et un moyen d’intégrer des réseaux sociaux. La génération 2010 a été la première à subir l’aura grandissante d’un smartphone, toujours plus sophistiqué et omnipotent. Parallèlement, la montée en puissance des réseaux sociaux – création d’Instagram en cette même année – de plus en plus ciblés sur une utilisation pour les jeunes, est venue asseoir ce pouvoir quasi absolu.

15 ans, âge de la « majorité numérique »

En 2018, la majorité numérique – âge légal auquel la loi française considère un enfant comme le « propriétaire de ses données personnelles » – a été fixée à 15 ans. Aussi, avant d’avoir atteint sa « majorité numérique », l’enfant doit bénéficier de l’autorisation de son « tuteur légal » s’il souhaite s’inscrire sur les réseaux sociaux. Or, le téléphone portable est devenu tellement commun que toute méfiance à son égard s’est dissipée.

Les élèves de collège se montrent souvent confondants de naïveté, voire d’ignorance, quand on évoque avec eux, dans des séances d’éducation civique, l’usage de leurs données personnelles. Une grosse moitié demeure inconsciente du fait que les réseaux sociaux ont tout loisir d’une part de les géolocaliser et d’autre part d’exploiter leurs données. La génération collège est une proie facile pour les harceleurs.

Première connexion seul : 7 ans

Un sondage de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), effectué en 2020, souligne que les jeunes internautes sont de plus en plus précoces. Les parents d’adolescents de 15 à 17 ans estiment ainsi que la première navigation de ces derniers sur internet a eu lieu vers 13 ans, tandis que ceux d’enfants de 8 à 9 ans déclarent que leurs rejetons « se connectent seuls à internet depuis l’âge de 7 ans pour jouer en ligne ou regarder des vidéos ». Le deuxième constat précise que « la première inscription à un réseau social semble intervenir en moyenne vers 8 ans et demi ». Le troisième constat interroge la notion de responsabilité parentale : « En ce qui concerne l’exercice des droits relatifs aux données personnelles des enfants, les parents sous-évaluent la fréquence avec laquelle les jeunes de 10 à 14 ans demandent le retrait de photos les représentant. »

Un bien-être scolaire dégradé

En 2009, une enquête menée par l’Unicef avertissait :

« 44 % des collégiens sondés ont déjà eu mal au ventre à l’idée d’aller à l’école. Un chiffre très inquiétant. En cause, le stress des cours et du rythme imposé dans le collège, établissement très différent du primaire. […] Mais le stress et le mal-être des collégiens peut aussi être liés à la violence dans l’établissement ou à la pression sociale exercée par les camarades. Plus d’un élève interrogé sur deux déclare avoir déjà eu des « problèmes » avec les autres élèves. Moqueries, insultes, vols, violences physiques et, plus rarement, racket. »

L’affaire des « 2010 » vient, cette année, mettre un coup de projecteur sur la dégradation du bien-être des préadolescents, notamment à l’entrée au collège. Livrés à eux-mêmes sur les réseaux sociaux, beaucoup subissent le retour de bâton d’un usage non maîtrisé de leur outil numérique préféré. Le smartphone se montre comparable à une boîte de Pandore difficile à refermer une fois ouverte.

Le visionnage précoce d’images à caractère pornographique ou affichant une violence caractérisée devient de plus en plus commun et met en péril la construction psychologique de l’individu.

En 2006, dans son roman, Lignes de faille (Babel), Nancy Huston mettait en scène un tout jeune garçon américain, Sol, ayant accès à l’abjection pure et simple :

« Sur le site Sanglotweb que j’ai découvert par hasard un jour en demandant à Google des images de la guerre d’Irak, on peut voir des centaines de filles et de femmes en train de se faire violer gratis […] ».

Le mal-être préadolescent semble aussi être entretenu par une difficulté à gérer la communication par le biais des réseaux sociaux. Un mot de trop, un mot mal compris et tout un processus pervers se met en branle, faisant de l’ami d’hier un pestiféré du lendemain. Le besoin d’appartenance à un groupe confine bien souvent à l’obsession. En être rejeté constitue le péril suprême.

Les professeurs de collège observent des changements d’humeur brutaux, des visages qui deviennent tout à coup maussades, des regards envahis de tristesse. Les relations virtuelles qui s’établissent dans le cadre de réseaux sociaux ont ainsi une redoutable incidence sur la vie réelle et notamment celle de la classe. Il y a donc lieu pour les professeurs de « sentir » ces soudaines modifications des relations interpersonnelles et surtout de les prévenir.

Dans un contexte de déréglementation tacitement acceptée de l’usage individuel du portable, il semble urgent que chacun, parent comme professeur, prenne sa part pour stopper une forme de pandémie numérique. Il s’agit ici d’un appel à la résistance que nous complétons par une proposition pédagogique très concrète, envisageable tout particulièrement en français. Il s’agit tout simplement d’une réécriture d’une chanson emblématique du groupe Téléphone (1979), invitant à considérer la « créature » de Steve Jobs, patron d’Apple décédé en 2011, comme La Bombe humaine :

Je veux vous parler de l’arme de demain
Enfantée du monde elle en sera la fin
Je veux vous parler de moi, de vous
Je vois à l’intérieur des images, des couleurs
Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur
Sensations qui peuvent me rendre fou
Nos sens sont nos fils, nous pauvres marionnettes
Nos sens sont le chemin qui mène droit à nos têtes

La bombe humaine, tu la tiens dans ta main
Tu as l’détonateur juste à côté du cœur
La bombe humaine, c’est toi elle t’appartient
Si tu laisses quelqu’un prendre en main ton destin
C’est la fin, la fin
[…]

A. S.

Ressources :

Harcèlement, un virus qui tisse sa toile, Antony Soron, L’École des lettres, 24 novembre 2021.

Techno-critique, à propos de Scarlett et Novak de Alain Damasio (Rageot), L’École des lettres, 29 novembre 2021.

Des sixièmes nés en 2010 harcelés, par la même gravité qu’un harcèlement personnalisé, Libération, 17 septembre.

Mal-être au collège, les chiffres , Unicef, 23 septembre 2009.

Droits numériques des mineurs , la CNIL publie les résultats du sondage et de la consultation publique, 11 janvier 2021.

Prix Non au harcèlement , Éducation nationale.

La Bombe humaine, Téléphone, archives INA.

Antony Soron
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