"Mia Madre", de Nanni Moretti. Le travail et la mort

Margherita Buy dans "Mia Madre", de Nanni Moretti
Margherita Buy dans “Mia Madre”, de Nanni Moretti

Les bilans cinématographiques de fin d’année ont tellement mis en avant le film de Nanni Moretti qu’ils donnent l’envie de porter un autre regard sur lui, après le compte-rendu élogieux qu’en a fait Anne-Marie Baron sur ce site. La réflexion continue qu’il suscite tient évidemment à son sujet, dont les résonances intimes et universelles s’imposent à chacun d’entre nous.
Une femme doit accepter la mort de sa mère et le cinéaste nous la montre vivre pendant que sa mère va inéluctablement vers sa fin. Il tresse plusieurs aspects tout au long de son récit : les moments de tristesse devant la conscience de cette disparition prochaine, les veilles à l’hôpital, le surgissement des souvenirs et la question de la transmission d’une génération à une autre. Le fait que cette dame ait enseigné le latin est évidemment important : il s’agit de transmettre à sa famille comme à ses élèves et de montrer la fragilité comme l’importance de ce devoir de transmission.

 

Une intelligence et une subtilité constantes

Là où Michael Haneke dans Amour insistait sur la hantise de la dégénérescence et sur la violence des chairs et des affects, Moretti préfère les glissements et les mises à distance. Ainsi, le film choque beaucoup moins qu’il n’émeut et, surtout, persiste dans la conscience de ses spectateurs. Il indique avec beaucoup de pudeur et de déchirement le sentiment de l‘inéluctable (la mère va mourir) et la nécessité du biologique (il faut bien qu’elle meure un jour et que ce jour arrive). Il refuse tout auto-apitoiement et les moments de tendresse sont d’autant moins forcés qu’ils touchent juste, même lorsqu’il utilise la musique d’Arvo Pärt ou une chanson pop de Jarvis Cocker. Ce n’est jamais démagogique.

Ces qualités n’expliquent pas tout, et en tout cas elles n’expliquent pas à elles seules le besoin de revenir sur ce film. Ce qui nous touche d’abord  est certainement que la mort de la mère soit centrale, mais qu’elle n’écrase pas le développement et la ramification du récit. Ce ne peut être une simple question scénaristique et de technique d’écriture. La maladie ou l’agonie douce de la mère revient périodiquement, au rythme d’une séquence sur deux.

Lorsque le film quitte l’hôpital et sa position de veille, il aborde des terrains et des lieux différents : le champ politique avec la présence d’une fiction de gauche, polémique, qui s’en prend à l’hyper-libéralisme économique ; le champ du cinéma et le tournage concret d’un film ; le champ professionnel avec ses stratégies et ses lourdeurs (travailler avec quelqu’un de pénible, organiser son travail, faire en sorte qu’il avance, etc.) ; le champ de la famille (le frère, la fille, l’ex) ; le champ sentimental ou sexuel (même si la sexualité est totalement mise à distance ici lorsque la cinéaste se sépare de son amant).

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"Mia Madre", de Nanni Moretti
“Mia Madre”, de Nanni Moretti

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La mort au travail

Cela pourrait créer un feuilleté de situations qui diluent ou affaiblissent le cœur du film, c’est-à-dire le chagrin et l’approche de la mort. Ce n’est pas le cas : Moretti filme un personnage qui continuellement pense à sa mère qui va mourir et cette pensée ne la quitte pas. C’est ce qui la rend attachante, alors même que ce qui est montré d’elle ne la grandit pas forcément (surtout parce qu’on imagine que le film qu’elle tourne sera certainement mauvais et qu’on ne lui attribue pas de talent particulier).

Cette mort au travail est constamment présente de façon plus ou moins explicite dans tout ce qu’elle entreprend et le cinéaste parvient à rendre ses pensées concrètes et presque tangibles. Ainsi, c’est précisément cette vie quotidienne, sans lustre, réduite à des chronologies banales (arriver au travail, le quitter, se rendre à l’hôpital, retrouver sa fille, préparer à manger) qui porte en elle la mort de l’Autre ; c’est sur elle que cette mort étend son emprise, son ombre ou son empreinte.

J’imagine que cette raison explique l’aspect mineur du travail de Margherita : elle n’est pas une artiste, mais une personne qui travaille comme réalisatrice. Moretti refuse les allégories univoques et cherche à capturer l’existence dans son flux et parfois sa fadeur, sans la rendre plus tragique ou plus grande qu’elle ne l’est, mais aussi sans penser la prendre de haut ou à la rabaisser. La mort est inscrite dans le rythme presque plat des existences, avec leurs effondrements et la persistance à continuer, à finir la journée et à entamer celle qui suit. Pendant que la mère se meurt, l’existence se poursuit malgré tout et malgré le désir de la clore ou de la forclore, de la ralentir ou de la figer, de s’en séparer.

La cinéaste parle sans cesse des à-côtés : elle demande à ses acteurs de jouer « à côté d’eux ». Cela paraît étrange, incompréhensible et même comique, loufoque, mais ce qu’elle exprime ainsi est poignant. Elle dit ainsi avec ses mots son désir de se mettre à coté de soi, de se décharger du poids d’être et de devoir sans cesse faire face, alors même que la douleur l’étreint et que la mort de la Mère lui donne envie de se délester de sa propre existence, soudain accessoire ou trop lourde.

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Nanni Moretti
Nanni Moretti

 

Les retours en arrière

L’usage que Moretti fait des retours en arrière est alors bouleversant. D’abord le carambolage lorsque Margherita se gare en emboutissant d’autres voitures pour empêcher sa mère de conduire ; puis la fin du film et le dernier mot de la mère : « A domani ». C’est simple et confondant. Avec le stationnement, c’est la violence des sentiments qui rentre dans le film de manière détournée, dans un filmage volontairement plat, pour ne pas trop appuyer sur les situations, les rendre ordinaires et vécues sans y imposer la maîtrise voyante d’un cinéaste.

Quant au dernier mot, c’est le temps dans ce qu’il a d’inacceptable, de scandaleux qui fait effraction de la manière la plus faussement douce qui soit. Le lendemain est impossible, et cette impossibilité ordinaire se dit en coupant court aux formulations conventionnelles du récit tragique. Moretti préfère les conventions de la communication sociale et donner aux mots de tous les jours une tonalité absolument douloureuse. C’est encore montrer la mort qui travaille les mots simples avec lesquels nous vivons tous.

Cela lui inspire la séquence la plus touchante du film, où Margherita sort d’un cinéma, seule, accompagnée par les mots hivernaux de Leonard Cohen et de sa chanson Famous Blue Raincoat. Les paroles autobiographiques du chanteur nourrissent une séquence où le retour impossible dans le passé, la confession détournée mettent Margherita à côté d’elle-même : à côté du rêve, de son désir de cinéaste et à côté de sa douleur.

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Le travail et la douleur

Mais autre chose nous touche dans ce film, qui n’est pas exactement la mort, ni même la mort au travail. C’est la façon dont Moretti prend en charge le travail lui-même. Ce peut être un mauvais jeu de mots, mais ce terme de travail est essentiel. On le retrouve dans les revendications des syndicalistes que met en scène Margherita, et c’est le travail que filme Moretti en suivant les journées de la cinéaste, en regardant les apprentissages scolaires difficiles de sa fille ou en suivant le frère Giovanni parler à son employeur.

Ce thème du travail n’est pas nouveau chez Moretti : dans Aprile, le cinéaste n’arrivait pas à faire son film et le travail était présenté comme une crise, le résultat d’un conflit entre la volonté du cinéaste et son expression. Il revient dans La Chambre du fils sous l’angle d’un travail un peu particulier qui est celui du psychanalyste. Le travail est alors lié à l’impossibilité de dissocier le drame intime et sa confrontation avec l’Autre, celui qui va le voir et qui parle.

Le travail ici montre l’impossibilité de rester solitaire avec sa douleur, de se retirer en-dehors des autres. Il s’agit de bien davantage que de composer avec ce qu’on ne maîtrise pas. Le travail impose l’Autre non comme un persécuteur ou un empêcheur de pleurer en rond, mais comme la présence parfois opaque, presque bête, mais vivante de la communauté des hommes sous sa forme la plus simple, la plus élémentaire.

Le travail dans Mia Madre rappelle à chaque instant le corps de la communauté. Il y a la communauté sociale, blessée, qui s’épuise dans des revendications qui paraissent définitivement impuissantes. Il y a aussi la communauté cinématographique qui n’arrive pas à se rassembler, qui doit donner une place à l’étranger, à la star, à ce qui ne lui ressemble pas mais qui, dans le même temps, n’arrive pas à faire le lien avec cette part différente. Pour quelle raison ? Parce que cet étranger est aussi un souffrant, un malade, qu’il garde cette maladie comme un secret et que chacun ne peut qu’être sourd aux exigences de l’autre. Il y a évidemment la communauté familiale, le noyau intime et vif des héritages et des souvenirs.

Chaque gros plan d’objet se pare d’une nécessité autobiographique – que Moretti lui-même a longuement développée dans les entretiens qu’il a donnés à la presse. Ils sont quotidiens et à la fois se dotent de l’épaisseur impartageable d’une vie vécue.

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Une lucidité sans espoir

À chaque reprise, dans ces trois communautés, la solidarité doit s’imposer : comme une exigence politique, comme un acte pratique, comme un sentiment de repli et de survie. Mais cette solidarité est toujours un peu défaite, effrangée, ouverte sur l’extérieur comme sur une béance. Moretti ne se retire pas vraiment de l’engagement politique, mais il paraît la filmer de façon plus triste et plus abstraite, comme si le mouvement et le combat qui caractérisaient pour lui l’essence du politique (et qu’on retrouve dans ses films les plus virulents comme Palombella Rossa et Le Caïman) avaient été atteints dans leur structure même, comme si ce sentiment de déplacement, d’exil ou de retrait avait vaincu les mots d’ordre et les regroupements partisans ou associatifs.

Le mot d’Italie semble avoir perdu son sens ou l’artifice de son unité. Il ne resterait plus au sein du travail lui-même que des solidarités mystérieuses, clandestines, tristes, d’individu à individu. Les mots d’ordre ont disparu. Il ne reste à chacun qu’à chercher à dire son sentiment de faiblesse et de défaite personnel et ce serait dans les résonances d’une lucidité sans espoir que naîtrait alors la reconnaissance d’une solidarité dépossédée de toute trace de pathétique : endeuillée, marginale, seule avec ses mots mais vivante et ouverte.

Jean-Marie Samocki

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“Mia madre”, de Nanni Moretti, par Anne-Marie Baron.

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Jean-Marie Samocki
Jean-Marie Samocki

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