« Molière sans frontières » :
le théâtre français vu d’ailleurs

Les 9 et 10 juin au théâtre Montansier, à Versailles, se sont tenues des rencontres internationales dédiées au dramaturge, invitant à un décentrement. Un monde arabe moliéren, Molière en wolof, ou rempart contre les fanatismes contemporains : c’est le regard hexagonal qui s’en trouve transformé.

Par Martial Poirson, professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8.

Les 9 et 10 juin au théâtre Montansier, à Versailles, se sont tenues des rencontres internationales dédiées au dramaturge, invitant à un décentrement. Un monde arabe moliéren, Molière en wolof, ou rempart contre les fanatismes contemporains : c’est le regard hexagonal qui s’en trouve transformé.

Par Martial Poirson, professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8.

Les rencontres internationales « Molière sans frontières », réunies au théâtre Montansier les 9 et 10 juin 2022, sous l’égide de Radio France internationale, MCD en arabe et de TV5 monde, dans le cadre du mois Molière orchestré par la ville de Versailles, ont eu pour ambition un double décentrement : par rapport au mythe du « génie universel » de la langue française, dite « langue de Molière » ; mais aussi par rapport au culte du « grand écrivain », porte-étendard du roman national au-delà des terres et des mers. Ces avatars, d’une excellence littéraire dans une large mesure autoproclamée au fil des siècles, n’ont pas fait long feu et semblent revenir sur le devant de la scène internationale à la faveur des commémorations du quadricentenaire de la naissance de notre grand homme de théâtre.

« Molière sans frontières », c’est donc la tentative d’un pas de côté, dans le sillage de l’exposition « Molière, la fabrique d’une gloire nationale » qui s’est déroulée à Versailles du 15 janvier au 17 avril 2022. Il consiste à prendre à revers la fortune internationale posthume de l’auteur de théâtre de langue française aujourd’hui le plus lu, le plus traduit, le plus adapté et le plus joué dans le monde, suscitant toutes sortes de transpositions, d’adaptations, de réécritures et de transferts culturels. Une façon, sans doute de proposer une histoire à parts égales, coécrite par les Français et les étrangers, qui s’inscrit elle-même dans la perspective d’une histoire mondiale de la France.

Plusieurs moments forts ont ponctué ces échanges, à l’image de l’intervention de Rami Adwan, ambassadeur du Liban en France, postulant que le monde arabe a été moliérien avant d’être moliériste, ou de la professeure des universités Sylvie Chalaye, spécialiste de l’histoire des représentations de l’Afrique dans le spectacle vivant, qualifiant ces rencontres de « moment un peu historique », ou encore de Mamadou Diol, directeur artistique à Kaddu Yaraax Théâtre Forum, à Dakar, auteur d’une adaptation du Médecin malgré lui en wolof, dont le spectacle tourne au Sénégal en 2022, affirmant que Molière demeure encore aujourd’hui vecteur de conscience culturelle pour le théâtre en Afrique.

Temps particulièrement fort de ces échanges étroitement articulés à la programmation du festival du mois Molière, la représentation de Molière, ou pour l’Amour de l’humanité (1994), pièce de Tayek Saddeki librement inspirée par la vie de Molière, interprétée par une troupe de comédiennes et comédiens marocains francophones et arabophones, dans une production de la Fondation Saddeki. Dans cette œuvre emblématique écrite en hommage au dramaturge algérien Abdelkader Alloula, assassiné à Oran en 1994 par le Front islamique du djihad armé, la référence à Molière prend la dimension politique d’un réquisitoire contre l’obscurantisme : « Détruisons ses comédies, sinon elles seront traduites en hindi, en chinois, en arabe, en hébreu, en tchèque et en bambara. Empêchons ces ennemis de Dieu de traduire en swahili. » Couronnée de succès, la pièce consacre l’auteur français comme un rempart contre les fanatismes contemporains et lui confère l’image d’un résistant à toute forme d’oppression. L’analyse fait écho à celle de l’artiste algérien Mustapha Kateb, frère de Kateb Yacine, reprise dans le journal El Watan le 12 mai 2018 : « Pour le peuple algérien, Molière n’est pas un étranger, il n’a rien à voir avec la puissance colonialiste, il nous enseigne que le premier ennemi c’est l’ennemi intérieur : le seigneur et le féodal qu’il avait su démasquer en France et qui, en Algérie, tendait les bras aux conquérants […] on ne peut intégrer un peuple mais le peuple algérien a intégré Molière. »

Ces journées ont interrogé la présence de Molière d’hier à aujourd’hui, aussi bien en Europe ou en Russie qu’aux Antilles, en Amérique latine, en Amérique du Nord, en Afrique ou encore en Chine. Elles ont été ponctuées de lectures d’actrices et d’acteurs de la Comédie-Française, portant aussi bien sur les leçons d’interprétation de la comédie classique prodiguées par Louis Jouvet au Conservatoire que sur le récit de tournée en Amérique latine du même Jouvet pendant son « odyssée dramatique » entre 1940 et 1945, sur le journal de tournée en « Afrique noire » de Pierre Ringel en 1950 ou encore de textes de Molière lui-même, présentés par Catherine Salviat, permettant de décaper le mythe.

Faire entendre ces textes a permis de rendre sensibles d’une part l’inconscient culturel colonial à l’œuvre dans ces tournées présentées selon la rhétorique des récits de missionnaires, aussi bien jésuites que coloniaux, mais aussi des potentialités émancipatrices et surtout des effets de réception inattendus de ce théâtre d’importation auprès des publics autochtones prompts à se les réapproprier. L’un des témoignages les plus forts a peut-être été celui de Jean Vilar, retournant en Afrique après les indépendances, et ouvrant une ère nouvelle de la coopération culturelle et artistique.

« Pour nous, c’est tout autant un honneur et un plaisir de représenter à nos amis africains L’Avare, chef-d’œuvre de notre pays, témoin du meilleur de notre civilisation. Qui plus est, ce chef-d’œuvre est aussi un chef-d’œuvre du rire.

Représentée pour la première fois il y a déjà trois siècles, cette comédie est aussi fraîche qu’au premier jour. De toutes les œuvres anciennes et modernes que j’ai portées à la scène, celle-ci devrait largement satisfaire, me semble-t-il, réjouir et enseigner toutes et tous, quels que soient le rang et le savoir. C’est, à la lettre, une œuvre populaire. […]

En jouant ce soir devant vous mes camarades illustrent la plus grandes des causes : celle de l’amitié et du rire communs. »

(Note manuscrite, Fonds Maison Jean Vilar, 4-JV-218, 4)

Ces rencontres internationales ont permis de réévaluer la fortune de Molière à l’étranger, aussi bien au temps des colonies que dans une perspective post-coloniale. D’abord outil de propagande, sous la férule du projet colonial de civilisation, puis vecteur d’émancipation des peuples autochtones, à la faveur du processus de décolonisation, et finalement référence partagée d’une littérature mondiale qui s’invente désormais loin de l’hexagone.

Les médias de masse exportent dans des aires culturelles de plus en plus vastes l’auteur dramatique le plus lu au monde après Shakespeare. Cette diffusion s’est amorcée dès l’expansion coloniale, durant laquelle Molière était à la fois le fleuron d’une programmation culturelle à destination des expatriés et le fer de lance d’une politique d’inculcation de la civilisation française aux populations locales. Ce répertoire a paradoxalement nourri un sentiment d’appartenance nationale parmi des élites autochtones aspirant à l’indépendance. Ce destin le singularise au sein du panthéon international des auteurs de langue française, en raison de sa capacité à être outil de gouvernement et d’imposition d’une culture à vocation hégémonique et ferment d’une conscience culturelle autonome.

M. P.

Pour aller plus loin :

Rencontre Molière sans frontières, Théâtre Montansier, Versailles, 9 et 10 juin 2022

Table ronde et émission radiodiffusées :

« Molière, un dramaturge sans frontières », De vive(s) voix, Pascal Paradou, RFi, 8 juin 2022
https://www.rfi.fr/fr/podcasts/de-vive-s-voix/20220608-400-ans-de-moli%C3%A8re-un-dramaturge-sans-fronti%C3%A8res

« 400 ans de Molière : quel rôle à l’international ? », De vive(s) Voix, Pascal Paradou, 20/01/2022
https://amp.rfi.fr/fr/podcasts/de-vive-s-voix/20220120-emission-sp%C3%A9ciale-400-ans-de-moli%C3%A8re

Série de podcasts « Depuis 400 ans, Molière sans frontières ?  »
https://www.rfi.fr/fr/connaissances/20220107-depuis-400-ans-moli%C3%A8re-sans-fronti%C3%A8res

Martial Poirson
Martial Poirson