Notre planète. Chronique n° 6.
« Urgence climatique » à la Cité des sciences

Comment continuer à habiter la Terre ? Alors que le gouvernement présente des mesures pour faire face à une hausse moyenne globale des températures de + 4 °C, la Cité des sciences et de l’industrie installe une nouvelle exposition permanente centrée sur la décarbonation et l’action collective.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef

Les scientifiques haussent le ton. Le 12 mai dans le port du Havre, le mouvement « Scientifiques en rébellion » a bloqué un pont près de la raffinerie Total de Normandie, la plus grande de France, pour protester contre les projets méthaniers et gaziers de l’entreprise. « La science n’a jamais été neutre, elle fait un effort d’objectivité qu’on pourrait vouloir confondre avec de la neutralité mais ça n’a rien à voir. », déclare un des militants sur les vidéos de l’opération.

Nouvelle preuve que l’urgence climatique pousse les scientifiques à sortir de leurs labos : la Cité des sciences et de l’industrie a inauguré le 16 mai une nouvelle exposition intitulée « Urgence climatique ». Après « Renaissance », qui a fermé ses portes en mars 2022 et proposait d’imaginer des scénarios post-effondrement, Universcience, qui regroupe le Palais de la découverte et la Cité des sciences et de l’industrie, change de niveau d’alerte. « Il y a encore deux semaines, cette exposition s’appelait « Transition écologique ». Mais nous nous sommes dit que ce n’était pas en accord, trop plat compte tenu du contenu même de l’exposition », a confié Bruno Macquart, président de l’institution.

« Urgence climatique » est pensée comme grand public et permanente : elle s’installe porte de la Villette à Paris pour dix ans. Dix années cruciales dans la lutte engagée contre le changement climatique et qui nécessiteront très certainement une mise à jour régulière des données. Ne serait-ce que parce que chaque nouvelle projection montre que les dérèglements sont encore plus rapides que redoutés…

Le message, affiché à l’entrée sur une grande fresque où un petit nuage grossit jusqu’à devenir inquiétant, est limpide. À l’inverse du président de la République, qui a décidé le 12 mai d’appeler à une « pause réglementaire européenne » sur les normes environnementales pour réindustrialiser la France, un nombre exponentiel de scientifiques jugent qu’il faut accélérer l’information et le combat en commençant par baisser les productions de gaz à effets de serre (GES).

Décarboner nos modes de vie : c’est la priorité affichée par cette exposition centrée sur la sobriété et la résilience. Elle consiste à réduire globalement nos émissions de carbone qui amplifient l’effet de serre et contribuent à dérégler les équilibres climatiques. Les États signataires de l’Accord de Paris en 2015 se sont engagés à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, c’est-à-dire à ne pas produire plus que ce que la planète peut absorber dans ses puits de carbone : forêts et océans ou unités de captation.

Cet accord historique espérait encore pouvoir limiter l’augmentation de la température moyenne de la planète à + 1,5 °C. Le 4 mai 2023, le Conseil national de la transition écologique a annoncé que la France devait se préparer à vivre avec un réchauffement allant jusqu’à + 4 °C d’ici à la fin du siècle. Le 22 mai, le gouvernement français a présenté les objectifs chiffrés de sa trajectoire de décarbonation d’ici à 2030. Mais les mesures concrètes et leurs financements font défaut, analyse Le Monde. Pour le journal en ligne Reporterre, la seule véritable annonce porte sur la répartition des efforts par secteur : « Il sera accompli par les entreprises, notamment les grandes entreprises, un quart par l’État et les collectivités, et le dernier quart par les ménages », a déclaré la Première ministre, Élisabeth Borne.

Transformer nos manières de vivre

« Commençons par les faits : les activités humaines génèrent du CO2 (dioxyde de carbone), et une concentration importante de CO2 provoque un dérèglement climatique à l’échelle de la planète. Ce n’est pas une opinion, il y a un consensus scientifique sur la question. », indique l’exposition, sous le parrainage du paléoclimatologue Jean Jouzel et d’un comité scientifique qui compte notamment Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement (CNRS) ; François Gemenne, chercheur en science politique, spécialiste du climat et des migrations (FNRS) ; Catherine Larrère, philosophe, spécialiste de l’éthique de l’environnement (université Panthéon-Sorbonne) ; et Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du groupe 1 du GIEC (CEA). « Nous ne reviendrons pas là-dessus », a fermement insisté Adrien Stalter, muséographe et commissaire de l’exposition, lors d’une visite de presse menée au pas de charge, comme en écho à l’urgence. Sous-entendu : ces débats sont dépassés, ils retardent l’action.

« Comment continuer d’habiter la Terre ?, interpelle « Urgence climatique ». Pour y parvenir, nous n’avons pas d’autres choix que de transformer nos manières de vivre et de faire société ». La mise en scène est à l’image des défis qui s’entrelacent : elle déploie un immense et élégant Meccano© de bois clair qui ondule sur une large surface. « À travers des sculptures de données, des manipulations reprenant les scénarios élaborés par l’Agence de la transition écologique (Ademe) ou encore des jeux, le public s’approprie les scénarios permettant d’aller vers un monde décarboné », invite-t-elle à partir d’une table d’orientation qui conjugue à l’impératif pluriel trois espaces : « Décarbonons », « Anticipons » et « Agissons ».

En 2015, 195 pays ont signé l’Accord de Paris visant la neutralité carbone d’ici à 2050. © IM

La première partie propose de prendre conscience de l’impact carbone des activités humaines en se concentrant sur les villes, les mobilités et les systèmes alimentaires. Les villes, qui couvrent 2 % de la surface de la Terre, sont responsables de plus de 70 % des émissions de GES. Pour pouvoir calculer des bilans et dessiner des scénarios, il faut avoir accès à un certain nombre de données. Universciences s’est appuyé par exemple sur les scenarios Transitions 2050 de l’Ademe. Pour les transports, premier secteur émetteur de GES, l’exposition a notamment prévu un mobile assorti d’une cartographie : « Vous constatez que l’avion arrive en 4e position en France parce que la sculpture a été réalisée à partir des données dont nous disposions qui n’ont pu prendre en compte que les vols intérieurs faute de suffisamment d’informations fournies par les compagnies aériennes pour les vols extérieurs. », a souligné Adrien Stalter. D’où l’importance d’accompagner la lecture de telles sculptures. Celle consacrée à l’alimentation est plus immédiatement parlante puisque l’impact de la consommation de bœuf s’apparente à une montagne de steak quand celui de la consommation de pommes de terre se réduit à la taille d’une pomme de pin.

Notre système alimentaire représente 34 % des émissions mondiales de GES. Le cône de laine rouge figure l’impact de la consommation de boeuf. © IM

Sur le parcours, plusieurs collégiens s’attablaient devant des écrans proposant divers scénarios pour calculer l’impact de son alimentation et de ses vêtements, et changer de menu ou dessiner sa vision de l’avenir. Derrière la table d’orientation, un joli globe suspendu se colore suivant les vagues de chaleur et les hausses de température que le visiteur lui demande d’illustrer depuis une table de commande. Derrière, une maquette interactive figure de manière assez spectaculaire différents modèles de submersion d’une côte. Dans une pièce sphérique, un film fait tourner les datas du futur sur un écran tout en profondeur. Sous une hutte en bois, sur des écrans disposés au centre en triangle, trois générations de militants du climat – l’Ougandaise Constance Okollet, la Française Sandy Olivar Calvo et le Bangladais Saleemul Huq – expliquent à trois endroits du monde le comment et le pourquoi de leurs luttes.

Les scientifique craignent un réchauffement allant de 1,40° à 4,40° d’ici à 2100. © IM

Placé proche des baies vitrées pour capter le maximum de lumière naturelle, le parcours n’oublie ni l’empreinte numérique, souvent trop peu questionnée, alors que les vidéos regardées sur YouTube, par exemple, « émettent l’équivalent de 10 millions de tonnes de CO2, soit l’empreinte carbone annuelle d’une ville comme Francfort ou Glasgow », ni le recyclage d’objets de consommation courante – tee-shirt, smartphone, etc. – même si le fil rouge de l’expo consiste à dépasser les écogestes individuels pour arriver au stade de changements collectifs globaux.

75 % des 16-25 ans jugent l’avenir effrayant selon l’étude Avaaz de 2021. C’est l’inaction de leurs aînés qui nourrit l’écoanxiété. © IM

Enfin, « Urgence climatique » a anticipé sa propre empreinte carbone. « Tout est conçu en épicéa français recyclable, même ce plancher peint en jaune d’un côté est réutilisable si on le retourne », explique Adrien Stalter en apprenant que les émissions de GES de l’exposition s’élèvent à 330 tonnes d’équivalent CO2 d’après le bureau d’études Climat Mundi. Dans un lieu comme la Cité des sciences, le plus gros poste de production de carbone n’est pas le chauffage, l’éclairage ou les matériaux utilisés pour les installations, mais les déplacements des visiteurs et des salariés.

Sortir de la sidération

Quid de la biodiversité ?, a regretté un des journalistes qui assistait à la visite. « Angler sur la décarbonation nous a contraints à faire des choix drastiques malgré la taille de cette exposition, qui s’étend sur 200 mètres carrés, mais un espace est tout de même consacré à la forêt et un autre aux migrations des espèces », a plaidé Adrien Stalter, déjà alpagué – « à juste titre », a-t-il admis immédiatement – par une journaliste qui s’offusquait de ne voir aucune femme scientifique dans les experts intervenant sur les nombreux contenus audiovisuels de l’exposition. « Il y a des femmes militantes interrogées, mais pas de femmes scientifiques, en 2023, quand on connaît le poids des représentations et l’impact des images chez les jeunes scolarisés ! », a-t-elle déploré. Problème de casting et de désistements, se sont excusées les équipes d’Universciences, faisant valoir leur engagement de longue date sur les questions de parité et la possibilité d’y remédier puisque cette exposition est prévue pour durer.

S’inscrire dans le temps sur l’urgence, faire prendre conscience des empreintes carbone de chacun sans renvoyer systématiquement aux écogestes ou aux responsabilités individuelles, et inviter à agir sans alimenter l’écoanxiété chez les jeunes : « Urgence climatique » marche sur une ligne de crête. Les réflexions sur l’effondrement sont passées dans le monde d’avant covid, les statistiques sur la santé mentale chez les jeunes sont alarmantes, et il est aujourd’hui question de la charge environnementale que les aînés font peser sur les moins de 30 ans au risque d’une « maltraitance climatique ».

« On doit flipper !, s’époumone pourtant la jeune militante Camille Etienne, qu’on supplie de ne pas trop effrayer quand elle monte sur un plateau télévisé. C’est important de reconnaître que les chiffres de l’augmentation des émissions de CO2, des températures, nous traversent le corps, a-t-elle rappelé dans un entretien à Télérama. La peur doit absolument exister dans le débat public, sans quoi on la relègue dans l’intimité. »

L’exposition propose de passer un « moment ensemble […] Pour élaborer une pensée critique qui nous sorte de la sidération et nous donne envie de passer à l’action, collectivement, pour pouvoir continuer d’habiter la Terre ». Dès la première fresque, les messages scintillent : « Sortir de la sidération », c’est considérer que l’écoanxiété n’est pas une pathologie mais une réaction saine face à une menace réelle, et qu’il ne faut pas se laisser paralyser par la peur car rien n’est aussi anxiogène pour les jeunes générations que l’inaction de leurs aînés. Quant à l’adverbe « collectivement », il n’est pas anodin non plus : il s’agit, tout en mesurant ce que chacun peut faire à son niveau, de ne pas s’en tenir aux comportements individuels.

Une évidence s’impose à déambuler à l’intérieur de ce jeu de construction : sauf un écran qui interroge la responsabilité des États dans un coin, aucun responsable n’est interrogé sur le parcours de l’exposition. Ce qu’elle montre et cherche à susciter, c’est la mobilisation de la société civile. Sachant que, en partant des proportions dégagées par le rapport de Carbone 4, Faire sa part, sorti en juin 2019, seuls 25 % des productions de GES reposeraient sur les comportements individuels, comment peser sur les 75 % restants ? À ceux qui se demandent quoi faire, par quoi commencer, le chercheur bangladais Saleemul Huq délivre un message clé sous la hutte de bois : « Face à l’urgence, les pauvres n’ont pas d’autres choix que s’adapter, les riches doivent réduire leur empreinte carbone ». Voici au moins une direction claire.

I. M.

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Ressources

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