"Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée", de Daniel Mendelsohn

"Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée", de Daniel MendelsohnPère et fils

Qui a lu Les Disparus, sait quelle place les récits mythiques occupent dans la réflexion de Daniel Mendelsohn. Partant en quête de membres de sa famille exterminés en Galicie par les nazis, l’auteur faisait le lien, établissait des parallèles entre ces êtres proches de lui et les personnages légendaires que sont Caïn et Abel, Abraham ou Énée.
Ce dernier, survivant de la destruction de Troie et du massacre de tous ses habitants n’était pas son héros favori. Il n’était pas capable d’exprimer ses sentiments. Du moins c’est ainsi que Mendelsohn le percevait jusqu’à ce qu’il relise un épisode montrant le Troyen dans le palais de la reine Didon. Il découvre une fresque sur sa ville d’origine et se met à pleurer. L’auteur le découvre alors, tel qu’il aime les héros : capables de pleurer.

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Père et fils à la rencontre de l’œuvre d’Homère

On retrouvera cette thématique des larmes, de l’émotion, et bien sûr du souvenir, dans Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée. Le père de l’auteur, Jay Mendelsohn, a quatre-vingt un ans quand il décide de participer au séminaire de « Dan » au Bard College. Les étudiants ont à peine vingt ans et le vieux monsieur joue les perturbateurs. Il ne considère pas Ulysse comme un héros : trop faible, aidé par les dieux, pas très fidèle à Pénélope. Mais c’est surtout le fait qu’il ne se comporte pas en héros qui dérange cet homme solide, intransigeant et exigeant, refusant de se lamenter, même quand sa condition est misérable.
Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée : prenons chacun de ces termes à la lettre pour présenter ce récit. Daniel Mendelsohn donne un séminaire sur l’œuvre d’Homère. Il a souvent travaillé ce texte, a fait sa thèse dessus, et doit à ses divers mentors une connaissance précise du texte et de ses commentaires. Il accueille donc son père, ancien professeur de mathématiques, chercheur et donc scientifique.
Le séminaire suppose interprétation de certains épisodes. Très vite, le fils qu’il est se trouve embarrassé par les propositions, les contestations de cet étudiant pas comme les autres. Mais il a accepté qu’il assiste et ils vont vivre une double épopée : d’une part, pendant six mois, on lit le texte, d’autre part, père et fils iront en croisière sur les traces d’Ulysse, de l’île de Gozo où se trouve la grotte de Calypso, aux Champs phlégréens où se serait trouvée la bouche des Enfers.
Une dernière étape aurait dû les mener à Ithaque. Elle n’aura pas lieu. À la place, Daniel donnera une petite conférence à bord du paquebot, autour de “Ithaque”, poème de Cavafy, et se verra félicité par son père, chose assez rare.
 

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L’histoire d’une relation, au moment où elle s’achève

Ce récit est en effet l’histoire d’une relation, au moment où elle s’achève. Un an après le voyage, Jay décède. Il n’a pas résisté à un banal incident : une chute sur un parking, un petit choc au cerveau, et des conséquences en cascade.
Une Odyssée est aussi le voyage que les deux hommes font l’un vers l’autre, et une façon d’éclairer une formule centrale du livre : « Un père sait tout de son fils mais un fils ne peut jamais connaître son père. » Comme dans Les Disparus, l’auteur enquête sur ce père, interroge ses frères, ses amis, revient sur des propos qu’il lui a tenus, comme s’il voulait démentir cette formule. Et le texte de l’Odyssée, les divers épisodes qui constituent cette épopée servent à éclairer la figure paternelle, en général.
La division du récit de Mendelsohn en chapitres donne une première perspective. En compagnie de ses étudiants, il s’interroge d’abord sur le proème, ces quelques vers d’ouverture qui forment l’invocation. On laissera aux lecteurs le soin d’en découvrir les mystères. La télémachie engage plus précisément la réflexion. Les quatre premiers chapitres de l’Odyssée, que l’on attendrait consacrés à Ulysse, mettent en scène son fils Télémaque. Elles constituent donc une partie spécifique de l’œuvre et peuvent se lire comme un roman d’initiation, ce qu’on nommera bien plus tard, en Allemagne comme en France Bildungsroman. Pour Daniel et son père, le processus est semblable.
La deuxième partie porte le titre grec d’homophrosynê : ce terme qualifie le lien singulier du couple, ce qui fait qu’Ulysse renonce à Calypso, à Nausicaa et à Circé pour une femme plus âgée, moins belle, mais qui a avec lui une entente spirituelle, des secrets. On sait comment Pénélope et Ulysse se reconnaissent à l’ultime moment, après le massacre des prétendants : une histoire de lit conjugal. Jay Mendelsohn a également construit un lit à partir d’une porte, pour son fils Daniel. N’allons pas plus loin. Ce récit est si riche, si divers, que trop en dire serait gâcher le plaisir de la découverte.
 

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Vers la métamorphose du père

Mais on ne saurait ainsi négliger tout ce qui touche dans Une Odyssée. L’analyse de l’œuvre donne envie d’y retourner, de relire (ou de lire loin des extraits obligés) les diverses rencontres du héros, les épreuves qu’il affronte, les moments de doute, de terreur ou d’émerveillement. Daniel Mendelsohn est un pédagogue : il allie rigueur et invention, établit des liens, montre combien ce texte nous parle et nous concerne. Pas seulement quant à la relation avec le père ou quant à l’amour ou au couple.
Les liens avec l’Iliade, les oppositions faites avec Achille ou Agamemnon sont éclairants. Par exemple quand il établit le parallèle entre le retour du roi des Achéens à Mycènes, et celui d’Ulysse à Ithaque. Le moins qu’on puisse dire est que Pénélope a peu de points communs avec Clytemnestre…
Songeons plutôt à Jay, ce père qui joue les durs et qui semblait l’être. Un homme peu affectueux, n’embrassant ni sa femme ni ses enfants, gardant une forme de distance. Un homme un peu bourru, ne sachant pas très bien se tenir en société, et à table en particulier, habillé comme l’as de pique.
Il était né dans le Bronx, racontait une enfance difficile, dans un appartement trop petit pour toute la famille. Il avait renoncé à des études dans un lycée prestigieux, puis à une carrière d’officier à West Point, abandonné une thèse qui lui aurait valu un poste à l’Université. Daniel a toujours cru à cette version et l’aventure commune, peu avant l’accident aux conséquences fatales sera, comme la lecture de l’œuvre d’Homère, une lente déconstruction de cette image. D’où l’émotion que l’on éprouve, notamment dans les dernières pages, quand le semestre d’enseignement s’achève, que les étudiants jusque là discrets ou surpris par la présence de ce vieillard ronchon disent à l’auteur combien ils l’ont apprécié, voire aimé, combien son engagement dans le séminaire, dans la lecture attentive du texte les a touché. Le vieil homme que l’on a découvert au début du récit s’est transformé. Un peu comme Laërte se métamorphose quand il retrouve son fils Ulysse, et Télémaque, son petit-fils.
Les raisons de lire ce beau récit, fluide, intelligent, jamais jargonnant, ne manquent pas. L’humour est là, qui tempère le propos, donne au père et à ses camarades d’un semestre une allure bonhomme. Les portraits des membres de la famille, côté maternel surtout, rappellent qu’Ulysse n’est pas seul à aimer raconter, mentir, inventer. Ce n’est là qu’un exemple. Le lecteur de l’Odyssée trouvera son compte à cette lecture, le professeur aussi (oh combien !), le père ou le fils qui dort en chacun de nous plus encore.

Norbert Czarny

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• Daniel Mendelsohn,  “Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée” traduit de l’anglais par Isabelle Taudière et Clotilde Meyer, 2017, 400 p.
 
 

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