Parce que chaque élève compte :
pour le meilleur, sans le pire

Cet ouvrage du collectif Territoire vivants, coédité par les Éditions de l’Atelier et L’École des lettres, présente deux cents pages de résistance pour des pédagogies exigeantes contre les assignations territoriales, la concurrence des mémoires, les inégalités de traitement. De quoi inspirer enseignants et responsables administratifs et politiques.

Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire

Cet ouvrage du collectif Territoire vivants, coédité par les Éditions de l’Atelier et L’École des lettres, présente deux cents pages de résistance pour des pédagogies exigeantes contre les assignations territoriales, la concurrence des mémoires, les inégalités de traitement. De quoi inspirer enseignants et responsables administratifs et politiques.

Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire

Il est des lectures qui rassurent sur notre capacité collective à construire un futur qui ne soit pas seulement la reproduction des inégalités présentes. De celles qui contredisent l’impression de non-sens ambiant avalant l’édifice de l’Éducation nationale.

« Croire » et « être capable ». Ces maîtres-mots rappelés par Nadir Dendoune, en préface de l’ouvrage Parce que chaque élève compte. Enseigner en quartiers populaires, restent attachés à l’ensemble des contributeurs et contributions de ce riche volume. Il est constitué de témoignages et de tribunes publiées sur les sites du Monde et de L’École des Lettres. Leur point commun ? Livrer des récits stimulants sur une école engagée dans la réussite de tous les élèves, sur tous les territoires, à travers des dispositifs pédagogiques empathiques, novateurs et gorgés d’optimisme.

Couverture du livre Parce que chaque élève compte

Dans la lignée des Territoires vivants de la République, publiés en 2018 (La Découverte), l’ensemble des textes ici rassemblés souhaite donner à lire une « éducation nationale » (au sens de projet politique) qui réussit dans les quartiers populaires. Il est question de grandes problématiques qui traversent le système scolaire et surtout le gangrènent sur le front de la réussite scolaire : regard négatif de la société sur les élèves des quartiers (qui se le rendent bien), inégalité des trajectoires scolaires soutenues par un déterminisme social transporté de l’école au lycée, pseudo-concurrence des mémoires qui enferment les jeunes issus de l’immigration (de plus en plus lointaine) dans une assignation mémorielle plombante, manque de maîtrise de la langue légitime qui exclut de la sphère civique la jeunesse populaire… Comme le soulignent les auteurs, pourtant : « Les élèves des quartiers populaires ont beaucoup à dire, pour peu qu’on les mette en situation de s’exprimer. »

Contre les déterminismes et assignations

Ce combat majeur se lit explicitement dans l’ensemble des contributions. Depuis plusieurs années, l’inclusion se trouve au cœur du discours et des actions du ministère de l’Éducation nationale. Elle peine pourtant, dans le champ social, à déconstruire le rapport des élèves des classes populaires à la société.

En premier lieu, l’école se doit de réintégrer positivement notre imaginaire collectif, pour qu’elle-même puisse intégrer pleinement l’ensemble des enfants. Le témoignage du jeune Cheik Sidibé, au parcours scolaire accidenté, montre que le système scolaire et les enseignants qui l’animent (d’anima, en latin, « l’âme ») offrent encore un soutien décisif à celles et ceux dont la confiance en eux est défaillante à cause de leurs origines et de leurs quartiers.

À Bagneux (Hauts-de-Seine), on apprend que des professeurs s’appliquent sérieusement à réhabiliter les lieux de vie et d’apprentissage dans le cœur et l’esprit de jeunes de CM2. Il faut ainsi saluer celles et ceux qui continuent à promouvoir « le meilleur sans le pire » des actions scolaires et pédagogiques de terrains au seul profit des élèves, deux fois déclassés : socialement et dans l’imaginaire social.

Il est beaucoup question de préjugés dans cet essai, contre les enfants « des quartiers », par exemple au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty dont on vient de commémorer le deuxième anniversaire : « Ils savent les regards qui pèsent sur eux et parlent à leur place. Qui les chargent de ce qu’ils n’ont pas commis ».

Des professeurs travaillent au « ras des classes » à un double projet : exigence des apprentissages qui construisent des élèves, des jeunes, des citoyens à part entière ; exigence d’une estime de soi comme élèves et jeunes de quartiers populaires.

Déconstruction et reconstruction passent par le théâtre (formidable projet autour de La France des Belhoumi au lycée de Villeurbanne), les concours d’éloquence (collège Alain-Fournier du Mans où se côtoient quarante et une nationalités) et les productions artistiques. Le projet festif « Tire ta langue » du lycée Carcouët de Nantes témoigne d’une autre double exigence : promouvoir le multiculturalisme comme marqueur d’identité à cultiver tout en concourant à la construction d’un vivre-ensemble en République.

Comme souligne l’enseignante Elsa Bouteville, il s’agit par tous les moyens de faire sortir les élèves d’eux-mêmes, « des codes dont vous ne parvenez pas à vous dégager » : ceux du quartier, déterminés par des valeurs contre-républicaines et souvent contre productives. De toutes ces lectures stimulantes, il faut retenir l’énergie énorme dont les enseignants font preuve pour casser la chaîne solide des déterminismes et assignations sociales et placer chaque élève sur le chemin de l’émancipation.

Contre la pseudo-concurrence des mémoires

Il est heureux qu’une partie entière de l’ouvrage soit consacrée à la concurrence mémorielle. L’expression de concurrence des mémoires s’impose depuis quelques années dans l’espace médiatique et politique, comme la question de l’identité nationale hante encore l’espace public et la maison République depuis les années 2000.

Le danger, c’est bien que cette pseudo-concurrence entre de plain-pied à l’école, à travers les identités tendues, meurtries d’élèves issus de quartiers perdus pour le vivre ensemble. Pourtant, comme le rappellent les auteurs, un « récit commun » est et doit être possible autour d’une « commune humanité ». Il est fondamental, d’autant qu’il se bâtit sur un universalisme bienveillant et exigeant, intégrant toutes les mémoires.

Les exemples pris dans cet essai de la Shoah, de la guerre d’Algérie ou de l’esclavage, disent tous la possibilité d’intégration des mémoires, par l’explication, la compréhension, l’exigence de vérité et de partage fondée sur la recherche historique et la transmission.

L’art peut utilement participer à cette intégration. Le projet de fresque mémorielle, réalisée dans le 13e arrondissement de Paris et présenté dans l’ouvrage, montre comment des élèves de 4e et de 3e et leurs parents peuvent sortir d’une « victimisation » identitaire. Quatre fresques ont été ainsi conçues autour de trois crimes contre l’humanité (esclavage, colonisation et Shoah) et de la guerre d’Algérie. Écoute attentive des élèves comme force de proposition ; explication et compréhension historique des faits ; problématique inscrite dans le présent hors de tout « devoir de mémoire » ; partage des mémoires sans victimisation et prise de conscience d’une mémoire collective, nationale : ces balises sur le chemin de la création des quatre fresques disent comment et combien il est possible de construire un récit commun. Pour sûr, ce projet renforce les liens sociaux en s’appuyant sur les mémoires plurielles partagées, en lieu et place d’une concurrence mémorielle.

Bien sûr, les écueils sont encore nombreux, comme l’inscription encore difficile de la mémoire des traites, des esclavages et de leurs abolitions dans les programmes scolaires. Pourtant, les exemples présentés témoignent d’une dynamique qu’il est bon de médiatiser et de partager à l’échelle des enseignants et formateurs.

Une formation exigeante

En filigrane de l’ouvrage pointe la nécessité d’une solide formation initiale et continue des enseignants. Confrontés à ces problématiques centrales d’assignation sociale, de concurrence des mémoires, ils ne sont que peu armés par l’école pour faire face avec les outils de la connaissance et de l’expertise pédagogique.

Sur le fond, il est essentiel que les maîtres puissent être formés sur les esclavages et sur les débats publics consacrés aux mémoires de la colonisation. Pour chaque niveau, « précision et rigueur » de l’enseignement déterminent aussi la capacité de l’école à remettre en cause les assignations sociales et mémorielles.

Savoir utiliser et commenter les textes (témoignages d’esclaves révoltés ou Code noir), savoir replacer la Shoah à sa juste place de crime contre l’humanité, comme expliquer l’histoire de la devise républicaine, oblige à une formation exigeante. Celle-ci doit passer par une importance accrue de l’histoire (politique, civique, thématique) dans les maquettes de formation proposées par les Inspé dans les académies : conférence, exposition, lectures et cours formels. Cette place accrue doit être soutenue pour les professeurs des écoles comme pour l’ensemble des formations disciplinaires et transversales.

Sur la forme, pluridisciplinarité et inclusion des élèves comme acteurs des apprentissages paraissent là aussi fondamentales afin de mieux tendre vers la réussite scolaire du plus grand nombre. C’est là encore un enseignement à tirer de la lecture de Parce que chaque élève compte. Il s’agit de secouer le sacro-saint cours magistral ou disciplinaire, pour ouvrir en grand les portes et les fenêtres de la « classe » :  co-construire les objets étudiés, discuter avec les élèves les choix des formes d’apprentissage, mêler français et arts plastiques, cinéma et droit pour ouvrir par exemple les élèves à l’art de l’éloquence dans des ateliers idoines.

Ces « espaces privilégiés » de l’expression élaborés par exemple au collège Alain-Fournier du Mans sont autant d’espaces de construction de l’estime de soi, sous le regard des autres. Ni plus ni moins qu’une initiation à la citoyenneté active. Ainsi, sans mettre de côté une quelconque exigence disciplinaire, cet exemple de pédagogie pluridisciplinaire fait vivre à travers l’action du maître, la promesse républicaine « fondamentale » d’égalité pour les enfants « de la banlieue ».

Espoir et empathie

Qui lira Parce que chaque élève compte livre plein d’espoir et d’empathie pour une école de la réussite de toutes et tous (quid du parcours et de la réussite spécifique des filles dans les expérimentations proposées ?) Comme le suggèrent les deux directeurs du volume, Mohand-Kamel Chabane et Benoit Falaize, au mieux rencontrera-t-il un succès d’estime auprès d’un public acquis à la cause. Mais pourra-t-il franchir le plafond de verre des médias de grande écoute soucieux de spectaculaire ? Malheureusement, notre société du spectacle semble plus encline à la polémique et au malheur médiatisé.

Ces « moments d’école » dévoilés dans ce livre, selon la jolie formule évoquée au début de l’entretien avec Philippe Merieu, méritent d’inspirer les équipes éducatives mais également les responsables politiques et les médias. Ces quelque deux cents pages forment un grand livre de résistance. Territoires vivants, contre territoires perdus. Gageons que les premiers l’emporteront.

A. L.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Alexandre Lafon
Alexandre Lafon