Paris-Babel, de Gilles Siouffi :
le tour du monde en une capitale

Le chercheur retrace l’évolution linguistique de Paris au rythme de l’édification de la ville, de l’arrivée de la tribu gauloise des Parisii, au IIIe siècle av. J.-C., aux Jeux olympiques de 2024. Édifiant.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Le chercheur retrace l’évolution linguistique de Paris au rythme de l’édification de la ville, de l’arrivée de la tribu gauloise des Parisii, au IIIe siècle av. J.-C., aux Jeux olympiques de 2024. Édifiant.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Marchons dans Paris et écoutons la ville autant que nous la contemplons. Elle parle, partout, sans cesse, et depuis longtemps. Ce babil, Gilles Siouffi le donne à entendre dans un livre à la fois dense et clair, qui ne demande aucun effort particulier, tant il coule, charriant ses trésors, tel le fleuve qui traverse la capitale de la France.

Linguiste, professeur à la Sorbonne, l’auteur s’adresse à tous les curieux, qu’ils s’intéressent à l’histoire, à la géographie, à la société, à la culture, et, bien sûr, aux mots, à leur entrée dans la langue française, à l’invention et à la création. Deux questions se posent selon lui : « Ce français s’invente-t-il à Paris ? Y a-t-il quelque chose comme un Parisien ? » Au gré des fluctuations démographiques, le parisien comme langue devient une rareté.

On a envie de s’arrêter sur un exemple, aussitôt, qui traduit la vitalité de la périphérie, de ce qu’on appelle la banlieue ou les cités. Là sont nées les chansons d’Aya Nakamura. Dans certains milieux, courants idéologiques et autres chapelles bien-pensantes, cette interprète vue et écoutée pendant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, est le symbole ou presque de l’anti-France. Or, note Gilles Siouffi, ses textes mêlent des parlers, des langues, des procédés stylistiques si divers qu’elle incarne sans doute la richesse du français tel que d’autres artistes, et notamment les écrivains, l’ont perçue. Il n’est qu’à relire les chapitres sur l’argot dans Les Misérables pour s’en apercevoir. Le livre de Gilles Siouffi le montre tout autant.

« Incoyables » et « meveilleuses »

Paris-Babel commence par l’époque gauloise et se conclut de nos jours. Paris n’est quasiment rien, sinon le centre d’un territoire au croisement de divers espaces, dont la Picardie et la Bourgogne. Huns, Francs, Vikings, Normands : on connaît les envahisseurs qui, peu à peu, transforment le lieu et apportent leurs mots ou racines. Ainsi, du suffixe « dun », qui entre dans des noms de lieux comme Châteaudun ou Verdun, ou Bernard, Richard, du suffixe « ard », renvoyant à « fort ». Sans compter avec « hauban, quille, étrave, cingler ou arrimer », normands et marins.

L’île de la Cité en est le centre politique, religieux et éducatif, avec ses universités, après que la montagne Sainte-Geneviève en a été le cœur. Le latin domine ; ignorer cette langue une fois le monde romain effondré reste impossible. Plus tard, la place Maubert, longtemps réservée aux mendiants et truands, devient un marché, et donc un lieu d’échanges, de rencontres. Vers 1840, Balzac énumère les places qui, siècle après siècle, incarnent la ville. Pour lui, et sans surprise, le Palais-Royal arrive en tête : Les Illusions perdues l’illustrent. Les « incoyables » et « meveilleuses » du Directoire y flânaient, les grisettes et dames aux camélias le fréquentent à leur tour.

Gilles Siouffi montre comment les langues alimentent la langue française et si, ici, Paris se confond avec français, c’est parce que la royauté s’installe dans la ville. Puis la Cour se constitue et, avec elle ou contre elle, la bourgeoisie, les classes populaires, et les marges.

Cette lutte des classes est aussi lutte des langues. La bourgeoisie trouve sa place grâce aux salons évoqués par Molière dans Les Femmes savantes et bien sûr grâce à l’argent, comme dans Georges Dandin. Dans les siècles qui suivent, la ville, ses artistes et intellectuels l’emportent sur la Cour. Plus tard, à l’époque de Balzac, ce sont les journalistes qui font le lien (et les conflits) entre les pouvoirs. Dans toutes ces situations, la question de la langue parlée et écrite se pose. L’Académie française, des dictionnaires imposent la norme. Les rebelles se battent contre elle et contre un français « comme il faut ».

Le Parisien est d’abord un campagnard

La réalité géographique leur donne raison. Paris, en effet, se peuple, s’agrandit. Les lecteurs de Victor Hugo se rappellent le chapitre « Paris à vol d’oiseau ». Les enceintes se succèdent, bientôt trop étroites pour contenir les humains qui vivent dans les ruelles et places. Les nobles de province deviennent des courtisans de François 1er en bâtissant leurs hôtels particuliers dans le Marais, après que ce quartier en bord de Seine a été asséché. Bien plus tard, les villages comme Vaugirard, Chaillot ou Passy se remplissent et sont agrégés à la ville. Belleville et Ménilmontant aussi. Le Parisien est d’abord un campagnard.

Cette extension est nécessaire d’autant que très tôt, des étrangers, souvent étudiants, viennent dans ses écoles et fondent des « nations ». Au XVIe siècle, les Italiens auront ainsi leur nation, florentine, milanaise ou génoise. D’autres étrangers s’installent. Gilles Siouffi réserve au lecteur le plaisir d’apprendre d’où est originaire Hermès, le fameux maroquinier.

Le mouvement vers Paris vaudra aussi, à partir du XIXe siècle, quand les peuples d’Europe centrale et orientale, Allemands, Polonais ou Russes trouveront dans la capitale un refuge : le printemps des peuples est férocement réprimé ; la France accueille les révolutionnaires. La tradition ne s’est jamais perdue, comme le montrent les chapitres que l’auteur consacre aux Juifs victimes des pogroms sous le tsar, aux Arméniens et autres boat-people du Vietnam.

Bistrot parigot

Qui dit migration dit mots nouveaux, emprunts et mélanges. Bien des termes qu’énumère Gilles Siouffi appartiennent à la gastronomie, aux arts, aux pratiques cultuelles et culturelles des uns et des autres. N’allons pas très loin de Paris. Les Poitevins, contrairement aux Savoyards, Aveyronnais ou Bretons, ne constituent pas une minorité active dans Paris. Le mot « bistrot », longtemps cru d’origine russe, et liée à l’occupation de Paris à la fin du Ie Empire, viendrait de « bistraud », et serait du Poitou. Détail minime, mais de telles curiosités remplissent les pages de ce livre. Pas un paragraphe sans que l’on apprenne.

Mais ce que l’on appelle le « Parisien » ou « Parigot » d’un temps pas si ancien, suscite d’emblée des débats ou polémiques.

À commencer par la place du latin dans les origines. Rabelais moque dans Pantagruel l’escholier limousin : « Nous dispumons la verbocination latiale », autrement dit, « nous dégoisons la langue latine ». Voltaire se rappelle son éducation chez les jésuites : « Je savais du latin et des sottises ». La querelle sera plus vive autour des patois (du verbe « patoyer » : gesticuler) et des argots. On date le mot du XVIIe siècle, quand « argoter » signifie « mendier », et que la cour des Miracles (autre lieu hugolien) est l’endroit où les infirmes cessent nuitamment de l’être. L’invention langagière reste d’actualité. La « thune », la « louche » sont toujours employés de nos jours, même si, depuis, le « wesh-wesh » a enrichi notre lexique. Si la « go » ou le « fesses d’oignon » ne parlent pas à tout un chacun, un « keum », un « narvalo » ou un « frère » (y compris pour désigner une fille) sont éloquents.

L’argot a été conçu pour que les « caves » (les benêts ou non-initiés) ne le comprennent pas. L’un de ses meilleurs représentants, Vidocq, est un ancien truand devenu chef de la police (et l’un des modèles de Vautrin, dans Le Père Goriot). La création verbale est incessante pour qui a vu les films de l’entre-deux-guerres ou de la Libération, comme Casque d’Or. Les Apaches des années 1900 et les zoniers des fortifs « jactaient » plus qu’ils parlaient, et « l’oseille » jouait un rôle important dans leur quotidien. Ils avaient intérêt à savoir se « débiner ».

On s’en voudrait de reprocher à Gilles Siouffi des oublis, dans la liste des auteurs qu’il évoque, à propos de ce parler des faux-bourgs et zones. Cendrars, Céline et Robert Giraud, entre autres pourraient côtoyer Eugène Sue, Simonin et Le Breton dans sa bibliographie.

« Étranges étrangers »

L’économie, l’industrie et le tourisme influent sur la langue. La colonisation amène des travailleurs chinois dans le 15e arrondissement où l’usine Citroën les emploie ; les Maghrébins et Africains seront à Boulogne-Billancourt, de même que les Russes, exilés au moment de la Révolution. « Étranges étrangers », résume le beau poème de Prévert : il raconte comment Paris est devenue la ville qu’elle est, qui compte depuis toujours le plus grand nombre de gens d’ici venus d’ailleurs.

Le temps passant, les Aveyronnais laisseront leurs cafés aux Asiatiques, et pas seulement dans le 13e arrondissement. Gilles Siouffi explique comment le tourisme (mot anglais importé au XIXe siècle par les riches voyageurs d’outre-Manche) a imposé son globish à Disneyland et ailleurs.

Paris, la ville la plus cosmopolite en Occident, est celle où l’on entend le plus de langues. Indice significatif, on y entend de l’espagnol, de l’anglais et du japonais dans le métro : « Ashimoto ni go-chui kudasai ». Un bon début pour apprendre les langues.

N. C.

Gilles Siouffi, Paris-Babel. Histoire linguistique d’une ville-monde, 368 pages, 25 euros.


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Norbert Czarny
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