Penser l’École à distance ? De l’injonction politique à l’efficacité pédagogique : inventer !

Alors que nous entamons une deuxième semaine de confinement, l’une des questions clés posées par cette claustration forcée est celle du suivi scolaire des élèves, de la maternelle aux classes préparatoire.
Il est question d’école à la maison ou à distance, d’enseignement à distance, de continuité pédagogique. Mais que signifie exactement l’expression école à distance, notamment pour les élèves qui sont aujourd’hui obligés de la pratiquer ?

L’espace et le temps de l’apprentissage

L’École comme Institution chargée de donner un enseignement collectif général aux enfants, revêt deux dimensions à la fois différentes et complémentaires. Elle est un espace d’apprentissage de différentes disciplines, mais également un espace-temps dédié, physique et structuré. Elle encadre les apprentissages institutionnalisés où se jouent et circulent des codes, des repères sociaux et de sociabilité.
Comment concilier l’apprentissage, c’est-à-dire l’interaction entre un enseignant et un enseigné « à distance », sans lieu de rencontre direct dédié, dans un temps déstructuré, hors de cette configuration d’importance qu’est l’école comme lieu/temps de rencontre et de vie ? À l’heure où les élèves, redevenus enfants, se trouvent en situation de confinement dans des espaces familiaux d’une grande diversité.
Pour rappel, il est vain de feindre de découvrir l’enseignement à distance (aujourd’hui appelé aussi e-learning), défini comme un enseignement qui ne se déroule pas dans un établissement scolaire, réalisé sans la présence physique d’un professeur. Cette forme d’apprentissage correspondait déjà dans les années 1950 au « plus grand établissement scolaire de France ». Aujourd’hui pris en charge essentiellement mais pas exclusivement par le Centre national d’enseignement à distance (Cned), il s’adresse à des enfants ou des adultes qui ne peuvent fréquenter des établissements scolaires.
L’enseignement à distance se modernise, facilitant depuis quelques années les interactions entre les élèves/étudiants et les enseignants. Si sa principale qualité est de pouvoir offrir une grande souplesse des temps d’étude à ceux qui en bénéficient, il faut faire montre d’une réelle volonté pour pouvoir en profiter pleinement. Travailler à la maison nécessite de se penser comme devant réussir (investissement financier de la formation et dans l’avenir) et de construire un planning serré…

L’injonction de la « continuité pédagogique »

Le confinement actuel ouvre plutôt sur une problématique qui dépasse le seul enseignement. Le discours politique évoque davantage la problématique de la « continuité pédagogique ». Elle apparaît pour le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse comme une des responsabilités essentielles de l’École. A ce titre, les établissements scolaires sont mobilisés, et peut-être plus encore qu’en temps de paix. Plateformes dédiées, visio-conférences, mailings disciplinaires, sont activés en direction des élèves et des familles. Certains cadres proposent d’aller plus loin : suivi personnalisé par le professeur principal, un appel par semaine pour chaque famille, échanges réguliers de courriels.

« Chaque famille doit être contactée par téléphone une à deux fois par semaine par le professeur pour le 1er degré, par le professeur principal pour le 2d degré pour faire un point sur le travail de l’élève, échanger avec la famille »,

dixit une circulaire académique. Les directeurs d’école et les personnels de direction sont en particulier enjoints de piloter la continuité pédagogique. La dimension politique de ce suivi est patente et légitime: il s’agit avant tout de rassurer les familles, éventuellement les élèves, sur la poursuite des cycles d’apprentissages, sur la validation des examens et sur la prise en charge par la Nation de l’enseignement à distance forcée contre l’oisiveté qui pourrait gagner les esprits confinés…
L’injonction de la continuité pédagogique apparaît alors davantage scolaire que pédagogique : les enfants doivent rester des élèves encadrés et au parcours validé. Elle soumet les enseignants à un double impératif : poursuivre « hors de la classe » les travaux, les programmes, les séquences et surtout les évaluations ; rassurer les parents en occupant utilement leur progéniture.
Si l’on comprend ce double impératif, il semble conduire à une prolifération de travaux demandés aux élèves. Le corps enseignant a répondu présent avec un engagement sûr et professionnel face à cette situation inédite. Chacun trouve plus ou moins à être innovant en s’emparant du numérique : cartables visuels, visio-conférences en petits groupes (Discord), usage des réseaux sociaux. Ces outils et modalités d’enseignement à distance sont précieux et souvent efficaces malgré les difficultés techniques rencontrées. Cependant, cette double injonction peut conduire la communauté pédagogique à proposer un suivi, souvent aussi dense voire davantage que durant le temps scolaire traditionnel, jour par jour, et sans grande coordination. Laissant enfants et parents dans l’expectative.

La mobilisation enseignante et ses limites

Une première limite s’est faite rapidement jour : la fracture des territoires et des familles en équipement et usage du numérique. Les établissements scolaires (en lien avec les collectivités, départements et régions) et les foyers ne disposent pas tous de matériel, d’un même matériel informatique performant ou d’une même connexion efficace. La prolifération des offres payantes d’outils numériques « fantastiques » tend à  accroître cette fracture et à conduire le système éducatif vers le modèle unique de l’offre et de la demande… Méfiance.
L’usage du numérique n’est pas non plus inné et les Français (les enseignants compris) ne sont pas tous égaux sur ce terrain-là non plus. Les enseignants peuvent certes s’appuyer sur des outils pour lesquels ils ont été plus ou moins formés, mais ne peuvent s’improviser super-pédagogues numériques du jour au lendemain. D’autant qu’ils doivent eux-aussi composer avec la garde de leurs enfants et la tenue du foyer.

Les élèves redeviennent des enfants dans le cadre familial

Une seconde limite semble importante à souligner : les élèves redeviennent des enfants dans le cadre familial qui est le leur et qui diffère selon les catégories socio-professionnelles desquelles ils sont issus. L’école à distance n’est pas l’École et surtout dans cette période massivement troublée. L’espace scolaire garantit l’égalité et l’équité pédagogique. Le confinement recrée les fractures sociales présentes au sein de la société. Tous les élèves n’ont pas à leur disposition un espace de travail spécifique, n’ont pas des parents disponibles pour suivre leur progression, de matériel adéquat pour rester connectés. Chargés de famille, certains ne peuvent aujourd’hui consacrer autant de temps que d’autres à leurs devoirs scolaires.
Une troisième limite paraît également importante à souligner. Le danger de cette « école à distance » réside aussi dans l’injonction mal comprise ou mal mise en œuvre. La mobilisation trop grande des enseignants, enjoint à poursuivre un rythme qui n’est par définition plus inscrit dans le calendrier scolaire traditionnel, peut conduire à des surcharges de travail contre-productives, pour les enseignants comme pour les enseignés. Les enfants sont confinés, soumis au stress, aux contingences des modes de fonctionnement du foyer, à l’absence souvent de temps libres et de défoulement comme de temps d’interaction entre pairs que fournit l’école.
De plus, nous savons, depuis Jean Houssaye (1988), qu’une triade régit les actants et les processus de l’éducation : le Savoir, le Professeur et l’Apprenant sont les trois pôles du « triangle éducatif » – et chaque côté du triangle représente une relation particulière. La mise à distance renforce la place du média pédagogique utilisé dans ce cadre interactif. Il bouleverse ce triangle originel et proposé sous forme de fiches, de vidéos, de cours interactifs, recompose le lien entre le maître et l’élève. Il nécessite une prise en main, voire un apprentissage spécifique, alors même qu’enseignants et enseignés se trouvent dans des situations d’apprentissage et d’enseignement très particulières, loin du groupe classe et de la sociabilité scolaire. Les uns et les autres se trouvent finalement dans un espace/temps nouveau, inédit. Il convient de s’adapter en concertation et trouver une voie médiane entre enfants/vacances et élève/temps scolaire traditionnel, dans un contexte d’état d’urgence sanitaire.

Quelles solutions ?

Les enseignants manquent de repères et ont dû pour beaucoup construire dans l’urgence des solutions adaptées à leur discipline, à leurs élèves. Non sans se trouver dans des situations de surmenage à la fin de la première semaine de confinement. Si le ministère accompagne ses démarches souvent innovantes, chacune et chacun trouve plus ou moins de nouvelles manières de fonctionnement, en particulier sur le strict terrain pédagogique.
L’occasion nous est offerte de penser collectivement, non pas la seule continuité scolaire, mais l’enseignement efficace à distance, en tentant de ne pas tomber sous le coup des limites évoquées ci-dessus. Avec pragmatisme et humilité et en mettant en lumière les points les plus positifs de l’enseignement à distance, soit libérer l’apprentissage des contraintes de la classe et construire de l’autonomie.
adapter ses exigences disciplinaires en prenant en compte la situation des élèves/enfants coordonné avec l’équipe classe : ne pas multiplier le nombre des travaux ; proposer un calendrier clair moins dense que celui traditionnellement retenu en allégeant le temps effectif d’apprentissage : moins et différent ;
rassurer les élèves/enfants et les parents soumis à leur rythme : accentuer l’explication des démarches pédagogiques, ce qui est attendu en fractionnant au maximum les exercices ;
ne pas céder à un tout numérique qui peut freiner l’ardeur des élèves/enfants… et avec eux de parents confinés en télétravail : éviter trop de documents « lourds », de fiches trop nourries, de dossiers à imprimer. Privilégier les courriels par exemple ou prendre connaissance des programmes pédagogiques ou autres (films, documentaires) qui sont diffusés à la télévision. Elle reste le média de masse qui peut être consulté facilement par tous ;
travailler l’autonomie et les travaux collaboratifs : proposer des travaux à construire via un Google doc par exemple ou par des échanges téléphoniques (lignes fixes ou portables) en s’assurant que l’ensemble des élèves ont un accès aisé à l’outil choisi. Beaucoup de classes et de groupes d’élèves sont à l’initiatives et semblent guider les enseignants sur cette voie ! ;
• évaluer autrement et autre chose : en profiter pour travailler des compétences qui ne sont pas strictement disciplinaires, multiplier en lettres les fiches de lecture, en histoire les synthèses ; user du jeu et de l’émulation pour motiver les élèves.

Réinventer le rapport à l’enseignement
et aux pratiques d’apprentissage

L’injonction à la « continuité pédagogique » peut être une chance de réinventer le rapport à l’enseignement et aux pratiques d’apprentissage. Il ne s’agit pas de compenser ou de refaire à l’identique : la situation ne permet pas les mêmes formes d’interaction entre les professeurs et les élèves. Elle ne sera jamais scolaire parce que l’École reste au-delà des disciplines enseignées un lieu essentiel de sociabilité.
Sans livrer de l’information mais de la formation, selon le philosophe de l’éducation Olivier Reboul, les enseignants à distance peuvent surtout tenter de prendre du recul sur les manières d’apprendre. Ils en restent les acteurs clés. Cette parenthèse doit surtout servir à inventer, sans courir après le temps de l’injonction politique. Elle peut être finalement un espace/temps de tests, d’essais, comme un espace/temps de révolution scolaire. Il sera temps ensuite de proposer une synthèse de ce qui a pu ou non fonctionner, quand et pour qui, et de construire des modèles. Poser en quelque sorte des pierres utiles pour le « jour d’après ».

Alexandre Lafon

Voir sur ce site :
Histoires courtes pour un temps long, par Pascal Caglar.
Le défi de la continuité pédagogique en temps de crise, par Antony Soron.
Pour la discontinuité pédagogique, par Pascal Caglar.
Ode au partage, à l’ennui, à la paresse et au plaisir de découvrir, par Alexandre Lafon.
Institutions culturelles et continuité pédagogique, par Pascal Caglar.
Enfin l’école a l’occasion d’évoluer !, par A. P., professeur de français langue seconde (UPE2A).
Débordé ! par Pascal Caglar.

Alexandre Lafon
Alexandre Lafon

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