Philosophie. Chronique n° 4.
Socrate is back !

Le père de la philosophie occidentale sert de clé de voûte à un dispositif théâtre et philosophie au collège. Identification, ébranlement et saisissement ontologique fondent les trois expériences en jeu lors d’une représentation.
Par Edwige Chirouter et Caroline Ruiz

Depuis trois ans, des collégiens des Bouches-du-Rhône sont initiés au questionnement philosophique dans le cadre d’un parcours de dix heures qui repose sur le théâtre, la figure de Socrate, et trois mythes de Platon. Dirigé par Caroline Ruiz, comédienne, metteuse en scène, professeure de théâtre et animatrice d’ateliers philosophie[1], le parcours « Socrate is Back » s’adresse à tous niveaux de collégiens et il est financé par le département des Bouches-du-Rhône dans le cadre de ses actions éducatives[2].

Le parcours commence par un spectacle de cinquante minutes joué en salle de classe[3], au plus proche des élèves, dans une démarche résolument politique et humaniste qui vise à faire entrer le théâtre dans les établissements scolaires. Il s’agit d’une conférence dans laquelle les personnages Agatha Hypathie et Sophia Jostein ouvrent le dossier de l’« affaire Socrate » pour comprendre pourquoi les Athéniens ont condamné à mort le père de la philosophie. Elles sont aidées dans cette enquête par le neveu de Sophia, Marco, mais aussi par sa petite sœur et sa grand-mère qui perturbent leurs visioconférences. Sophia et Marco, par leur enthousiasme, parviennent peu à peu à réconcilier Agatha (qui considère que « la philo, c’est un truc d’intello ») avec cette curiosité envers l’être humain et les grandes questions universelles et intemporelles qui sont le propre du philosophe…

La représentation est suivie d’une rencontre entre artistes et élèves. Puis sont organisés quatre ateliers philo/théâtre. Trois ont lieu en demi-groupes et reposent sur trois mythes de Platon. Chaque groupe fait ainsi une heure d’atelier philosophie et une heure d’atelier théâtre. La dernière séance a lieu en classe entière, chaque élève ayant pour mission d’arriver avec une question philosophique sur la thématique du vivre ensemble.

Dix heures, c’est très peu, alors que ce sont la durée et la régularité qui permettent une véritable appropriation de cet exercice et une véritable progression. C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire de donner à ce parcours initiatique une forte densité culturelle, philosophique, artistique et coopérative. L’objectif principal est de reconnecter les adolescents à la capacité d’étonnement qu’ils peuvent perdre à cet âge-là, en se créant une posture, voire une « carapace ». L’étonnement qui est le propre de l’enfant, du philosophe, de l’idiot (pour reprendre Gilles Deleuze) et même du clown…

Une première séance initiatique

En quoi est-il intéressant de commencer un parcours d’ateliers philo avec un spectacle théâtral ?

D’abord parce qu’il parle de Socrate, père de la philosophie occidentale, figure exemplaire et personnage romanesque. Quand on ne connaît rien à la philosophie, pourquoi ne pas commencer par le début ? Socrate incitait ses concitoyens, et surtout les jeunes, à penser par eux-mêmes. « Connais-toi toi-même », enseignait-il, ce qui signifie, selon la philosophe Jeanne Hersch, dans L’Étonnement philosophique[4], que Socrate invite à « découvrir en nous la racine la plus profonde de notre désir pour le vrai, mais aussi les faiblesses et les manques de cette racine ; découvrir également notre « non-savoir » ; nos tendances à l’illusion ; notre penchant à nous tromper nous-mêmes ». C’est le cœur des ateliers de philosophie proposé aux jeunes élèves.

Ensuite, parce que le théâtre est un formidable outil de transmission et un support passionnant pour entrer dans une démarche réflexive. « La représentation vous embarque dans une traversée émotive et pensante », rappelle Alain Badiou[5]. En effet, trois expériences se jouent pour le spectateur dans le noir de la salle :

1/ L’identification : « En m’identifiant aux personnages, je comprends leurs soucis et leurs interrogations, je fais miennes leurs préoccupations et leurs quêtes et je tente avec eux de démêler les dilemmes ou les questions métaphysiques qui se posent à eux[6]. »

2/ Un ébranlement : le pédagogue Philippe Meirieu enseigne que « l’art est là, en effet, pour ébranler un quotidien embourbé dans l’habitude, le fonctionnel, la consommation pulsionnelle. Il fait apparaître les questions anthropologiques fondatrices souvent enfouies, oubliées, ou trop vite évacuées… Des questions que l’enfant porte en lui, qui l’habitent au fond de lui, mais, le plus souvent, dans un chaos psychique qui les rend insaisissables. C’est pourquoi, l’art lui est si nécessaire : il donne forme à tout cela et permet d’accéder, tout à la fois, à soi-même, aux autres et au monde[7]. »

3/ Parce qu’un plateau de théâtre est le lieu du symbole (un geste, un objet, une lumière, tout y fait sens) intervient alors la troisième expérience, celle du « saisissement ontologique », c’est-à-dire : « Le moment de la rencontre entre la pensée du texte (ou du spectacle) et la façon dont le lecteur (ou le spectateur) s’approprie singulièrement cette pensée pour rendre son existence et son monde plus intelligible[8]. » Saisissement qui repose sur la capacité d’interprétation de l’élève : que dit de moi et du monde ce spectacle ?

Il ne faut pas oublier la valeur collective de l’expérience théâtrale. Au théâtre, on n’est jamais seul, surtout si on s’y rend avec sa classe. Dans le noir de la salle, on est ému, ébranlé, on s’identifie. Puis, quand la lumière revient, on en parle, on réfléchit ensemble. On fait jaillir toutes les questions posées par la représentation. « Ces questions qui, comme l’exprime Philippe Meirieu, nous réunissent bien plus que les réponses que, pour nous rassurer, nous tentons de leur donner.[9] »

« Ça marche ! »

Certains élèves s’identifient spontanément à Agatha, et réalisent, en suivant le parcours de ce personnage, qu’on peut changer d’avis et ouvrir son esprit. D’autres s’identifient à Marco car il est interprété par un jeune acteur d’à peu près leur âge, et sont ébranlés par sa passion pour Socrate et Platon. D’autres, parce que c’est « d’après une histoire vraie », se projettent dans la figure du philosophe et sont touchés par le fait qu’il ait été condamné à mort pour avoir « simplement » posé des questions et pour avoir incité la jeunesse à penser par elle-même. Un élève de quatrième, très troublé, a dit un jour : « J’ai appris et compris des choses, des choses que je sentais en moi, et maintenant j’ai envie de continuer à m’interroger et à aller plus loin. » Et le spectacle résonne encore, après, comme ce jour où, en séance 4 (trois semaines plus tard), sur l’allégorie de la caverne, une élève a transformé la séance en un procès pour ou contre la méthode de Socrate.

Il y a donc bien appropriation d’une culture philosophique par les élèves, et création d’un pont historique à travers les âges, un dialogue entre pairs présents et absents, comme l’écrit Johanna Hawken, responsable de la Maison de la philo à Romainville (Seine-Saint-Denis) : « En tissant un lien entre l’enfant et le patrimoine philosophique, la jeunesse se trouve liée à une ancienneté, comme l’attestait déjà sa faculté d’étonnement. Cette idée d’un pont historique résonne avec un principe cher à Lipman[10] : selon lui, la communauté de recherche des philosophes s’étend au travers des âges. Elle permet, au fond, de dialoguer avec un ensemble de pairs présents et passés[11]. »

En fin de première séance, après avoir discuté du spectacle avec la classe, nous proposons un temps d’écrit : en noir, un retour sur la représentation, en couleur LEUR question philo. Tout est affiché au tableau, et nous les lisons à voix haute. Nous vérifions avec eux que leurs questions ont bien à chaque fois un caractère philosophique. Ce moment est toujours très fort car il est comme un état des lieux de ce qui les « hante », pour reprendre une expression de Philippe Meirieu.

Cette séance permet, dans les ateliers qui suivent, d’aller directement à l’essentiel. Ce spectacle – conçu comme un préambule qui permet de mieux comprendre ce qu’est une question philosophique – n’existait pas la première année de ces interventions dans les collèges. Le « je » et les exemples personnels prenaient beaucoup de place, éloignant souvent d’une vraie « philosophicité » des échanges.

Depuis ce spectacle, et ce temps pris à raconter Socrate et sa méthode, force est de constater que les élèves choisissent spontanément de dire « on », « l’être humain », « les gens », plutôt que « je ». Ils entrent plus vite dans la profondeur de la pensée et dans une réflexion plus « universelle ».

Des ponts entre philosophie et théâtre

Au cours des trois séances suivantes, la classe est coupée en deux pour pouvoir travailler en plus petits effectifs. Chaque groupe fait une heure de théâtre et une heure de philo. Nées en Grèce à la même époque, ces deux disciplines ont de nombreux points communs dont l’étonnement, l’art de la question et les rituels.

Il semble cependant important de dissocier ces deux pratiques au démarrage d’un projet. Elles sont tellement nouvelles pour les élèves, et il y a si peu de place au collège pour l’expression d’une pensée autonome et créative, qu’il faut prendre le temps d’être bien clair sur les attendus de chaque discipline, et leur laisser le temps de s’approprier chaque exercice avant de les faire fusionner. Menés en parallèle pendant quelques séances, ces deux ateliers doivent tendre à converger l’un vers l’autre. Il faut qu’ils résonnent. Il faut créer des ponts en les pensant comme un tout cohérent.

C’est grâce aux dialogues de Platon que Socrate est connu. Il est donc logique de proposer les mythes comme support inducteur. Faire ses gammes en philosophie avec les mythes de Platon permet de découvrir un patrimoine culturel majeur. De plus, selon Michel Tozzi[12], didacticien de la philosophie, le mythe est un « tremplin pour la pensée ». En effet, « les grands dilemmes soulevés par les histoires invitent à la réflexion, bousculent nos évidences, provoquent de la complexité et favorisent l’ouverture d’esprit[13]. »

Les trois mythes platoniciens

Avec ces trois mythes, il s’agit de faire vivre trois expériences aux élèves pour qu’ils aient un aperçu un peu large de ce que peut représenter le philosopher et pour mobiliser des habiletés de pensée différentes. L’anneau de Gygès propose une expérience de pensée (l’invisibilité) qui s’apparente à un dilemme : que ferions-nous si nous avions la possibilité de faire tout ce que l’on veut en toute impunité ? Après avoir eux-mêmes rappelé ce qu’est une question philosophique, les élèves se mettent en petits groupes pour réfléchir aux questions soulevées par le mythe.

Ils sont ensuite invités, tous ensemble réunis, à reformuler leurs propres questions et à s’entraider pour le faire. Il s’agit là d’une sorte de jeu dans lequel il faut changer des termes, les inverser, ajouter un adverbe, passer du singulier au général, transformer une affirmation en question, mais aussi vérifier que chaque question a bien une portée philosophique et qu’elle est bien en lien avec l’histoire de Gygès.

Puis les élèves votent pour la question qui sera l’objet du débat. Les habiletés explorées dans cette séance sont la compréhension, l’interprétation et la reformulation, la problématisation et l’argumentation.

Avec le mythe des origines de l’amour d’Aristophane (dans Le Banquet, de Platon), l’idée, cette fois, est de traverser trois concepts : l’amour (Eros), l’amitié (Philia) et la fraternité (Agapè). Il s’agit donc plus précisément de conceptualiser et de distinguer des notions. L’objectif est aussi de confronter la vision de l’amour des adolescents à celle du mythe : en se demandant s’ils sont d’accord ou pas avec Aristophane (qui considère que l’amour est exclusif, définitif et qu’il comble tout), ils sont incités à exercer leur esprit critique et leur capacité à argumenter.

Il leur est demandé, parfois, de tracer les étapes d’une histoire d’amour pour parler de hasard, de rencontre, du risque que représente la déclaration d’amour, etc. En fin de séance, chacun, en regard de ce qu’il est ici et maintenant, mais aussi de ce qui est noté au tableau (leur pensée co-construite), rédige SA question philosophique sur l’amour.

Avec le mythe de la caverne, il s’agit enfin d’observer si, trois ou quatre semaines plus tard, ils se souviennent de ce mythe raconté pendant le spectacle, et s’il y a donc eu appropriation. Ils se rappellent à chaque fois des étapes du récit et de sa signification, ce qui montre l’impact de ce qu’ils ont vu. Ils le racontent avec leurs mots : un(e) élève commence et les autres continuent, complètent, précisent. Si besoin, le récit est reformulé rapidement pour mettre en relief les concepts de réalité, réel, vérité, savoir.

Puis, par petits groupes, ils réfléchissent aux questions que soulève Platon. Le travail de (re)formulation et de vérification n’est souvent plus nécessaire pour cette séance. Ils en arrivent directement à des questions comme : « Qu’est-ce que la vérité ? », « Qu’est-ce que le vrai monde ? », « C’est quoi la réalité ? », etc. Puis il leur est proposé, comme un jeu, de définir ces concepts qui sont plus difficiles que l’amour et l’amitié. Ils s’aident en cherchant les attributs et les contraires, et font ainsi un véritable travail de conceptualisation.

Ils se confrontent parfois à des expériences de pensée : « Et vous, si vous étiez à la place des prisonniers, que feriez-vous, et pourquoi ? » Ils sont invités également à faire un pont avec leur vie et leur monde en se demandant : « Ce serait quoi, la caverne, aujourd’hui ? » Ce qui les amène à réfléchir sur la réalité virtuelle et les réseaux sociaux. Nous mettons parfois le focus sur la fin de l’allégorie en les interrogeant sur le difficile chemin entre l’ignorance et la connaissance, et le rapport qu’ils font avec leur vie d’élève.

Lutter contre l’insignifiance

Les ateliers théâtre : si l’on va au théâtre pour « voir le monde[14] », il est aussi très intéressant de le faire pratiquer à des adolescents. Comme le souligne Philippe Meirieu, « La pratique du théâtre permet de lutter contre l’insignifiance, contre le verbalisme du propos, contre l’agitation permanente du corps. Il s’agit de faire entendre à l’enfant, par un travail sur lui-même et dans la construction de son rapport aux autres, ce que signifient vraiment dire, montrer, lever une main, faire un pas[15]. » L’atelier théâtre est le lieu par excellence de la pensée créative. Elle jaillit parfois au cœur d’une improvisation et suscite le questionnement : « Pourquoi a-t-il dit ou fait ça ? » Chacun interprète, émet des hypothèses, et ces « retours », comme on dit au théâtre, permettent peu à peu de transformer de simples actions (de l’élève acteur) et réactions (de l’élève spectateur) en pensées réflexives.

C’est parce qu’un atelier théâtre est le lieu où « s’effectue, de manière privilégiée, l’expérience de la construction du symbolique[16] » que la capacité interprétative peut se développer. Le jeune acteur apprend à émettre des signes clairs (geste, voix, utilisation de l’espace et des objets, intentionnalité). Parce que ces signes ne sont pas forcément en rapport avec ce qui est dit, l’adolescent apprend ainsi qu’il peut rendre visible l’invisible en parvenant à faire sentir les non-dits. Et le jeune spectateur, lui, apprend à décoder (interpréter) ces symboles.

L’atelier théâtre est, de plus, un moment plus accessible pour ceux que la philosophie peut rebuter. Or, quand on a peu de temps, il est important de proposer des séances ludiques pour que chacun trouve son compte et que philosophie rime avec joie !

Le théâtre permet de valoriser leur pensée : les questions philosophiques de la première séance deviennent des sujets d’improvisation. Les élèves doivent construire une scène, en petits groupes de trois ou quatre. Ils doivent à chaque fois se demander quelle est la problématique à résoudre dans leur histoire. Car pour qu’il y ait théâtre, il faut qu’il y ait problème. Comme en philosophie ! L’atelier théâtre permet d’incarner les thématiques traversées en ateliers philosophiques : en créant une scène où l’un des protagonistes est invisible, ils expérimentent la puissance que donne ce pouvoir (ils vont faire peur, voler, tuer), mais aussi la « loi morale en eux » qui les empêche de passer à l’acte.

Ces sujets universels les décentrent et les emmènent ailleurs que dans la facilité du gag. Il n’est pas rare d’entendre des « Allez, sois sérieux ! C’est même pas drôle ! On s’en fout de ça ! » quand un élève fait un gag pour le gag. Ces sujets les portent et l’on sent comme ils se bagarrent avec eux-mêmes pour pouvoir dire ce qu’ils ont à dire. Ils les dépassent parfois et créent des failles dans lesquelles s’engouffrent langage non verbal, symbole et implicite, qu’il va falloir décoder.

Un retour réflexif, en groupe, est mis systématiquement en place après chaque improvisation. Il permet, à partir de chacune de ces « petites œuvres » qui sont comme des expériences de pensée, de passer de l’intime à l’universel. Loin du « J’aime/J’aime pas », loin de toute idée de jugement, les adolescents sont invités à réfléchir sur ce que raconte l’improvisation, sur ce qu’ils ont vu ou lu entre les lignes.

Par exemple : deux garçons improvisent sur la déclaration d’amour. L’un est amoureux d’une fille mais dit qu’il n’ose pas le lui avouer. L’autre lui demande : « Depuis combien de temps es-tu amoureux ? », « Depuis un an… ». « Un an ??!! », s’exclame en toute sincérité son partenaire, alors que le public éclate de rire semblant considérer lui aussi qu’un an c’est beaucoup ! Cette improvisation, et surtout la réaction du « copain », a permis alors au groupe de s’interroger sur la difficulté qu’il y a à dire l’amour et sur la notion de durée : est-ce qu’il y a amour dès qu’on se voit ? Faut-il du temps ? En quoi est-ce un risque de dire « je t’aime » ?

Une dernière séance festive

Le vivre ensemble est un réel enjeu pour l’adolescent qui est écartelé entre affirmation de son identité et besoin d’adhésion au groupe. C’est donc également un enjeu pour l’institution. Notre rôle n’est pas de donner des leçons de morale ou d’instrumentaliser la philosophie ou le théâtre, mais de proposer des situations immersives dans lesquelles les collégiens vont pratiquer la démocratie en acte. Ils vont en faire l’expérience concrète.

Parce que la démocratie commence par l’expérience du désaccord qui se pratique dans les séances. Ne pas être d’accord et discuter quand même est au cœur de l’exercice de la communauté de recherche. La reformulation est un marqueur de coopération intellectuelle, et l’acceptation de la différence de point de vue en est un autre.

La dernière séance du dispositif est vraiment symptomatique de ce vivre ensemble en acte. Les élèves se retrouvent en classe entière. Chacun doit arriver avec une question philosophique sur le thème du « vivre ensemble ». Ils constituent des groupes de trois ou quatre et disposent de quinze minutes pour préparer une petite scène qui sera ensuite jouée devant la classe. Il leur faudra faire entendre ou faire comprendre par leur jeu deux-trois questions de leur groupe, et tenter des hypothèses de réponses pour au moins une question.

Ils auront besoin pour cela de déterminer quel est leur personnage, quelles sont leurs relations, et dans quel lieu ils se trouvent. Ils peuvent s’inspirer des séances précédentes. Jouées bout à bout, ces petites scènes vont former un spectacle qui répond à celui que nous avons joué en séance 1.

À la fin de chaque scène, le public est invité à (re)formuler les questions entendues ou comprises qui sont alors notées au tableau.

Les compétences développées dans cette séance sont nombreuses. Les élèves expérimentent en effet la démocratie participative : un moment très important est le temps de préparation des scènes. En petits groupes, ils s’organisent, donnent des idées, négocient, décident, votent même si besoin. Ils pratiquent de façon spontanée le vivre ensemble. Il arrive souvent que certains préfèrent continuer à préparer plutôt qu’aller en récréation ! La démocratie participative implique une responsabilité individuelle et collective et la construction de cette petite scène leur fait prendre conscience du rôle qu’ils ont à jouer pour que leur « projet » aboutisse.

Se mettre au service d’une histoire ou d’une idée, faire ce qu’on a prévu, ne pas laisser tomber le groupe, dire « oui » aux propositions même si on n’est pas d’accord. Il s’agit là d’un processus actif, concret et créatif passionnant à vivre pour eux et à observer pour l’équipe éducative, la salle devenant une sorte de ruche où les idées fusent… Être généreux, sincère, courageux, sont autant de vertus indispensables à cet exercice.

Effets positifs sur l’estime de soi, l’ouverture d’esprit, le rapport aux autres…

Le bilan que nous faisons avec les élèves pendant la dernière séance permet de constater les effets positifs engendrés par ce dispositif sur l’estime de soi des élèves, sur l’ouverture d’esprit, le rapport aux autres, leurs représentations de la philosophie et du théâtre. Les adolescent.es prennent conscience de leurs potentialités et de leur processus de pensée. Et tout particulièrement les élèves en difficultés scolaires qui se révèlent pendant ces ateliers, surprenant leurs enseignants.

Ces élèves comprennent qu’ils sont plus différents les uns des autres que ce qu’ils pensent (« Je ne savais pas qu’il y avait autant d’imagination dans cette classe », « je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant d’idées différentes ! »), mais qu’ils peuvent débattre sans conflit et parvenir à réfléchir ensemble. Ils apprécient de pouvoir exprimer leurs idées dans un cadre bienveillant et d’être considérés comme des interlocuteurs valables. Certains gagnent en confiance et se créent une nouvelle place dans la classe. Ils apprécient particulièrement la dernière séance qui mêle concrètement philosophie et théâtre.

À l’issue des ateliers, la dimension culturelle et artistique de ce dispositif laisse certainement des traces dans l’esprit des adolescents. Notamment la rencontre avec Socrate et les trois mythes de Platon, mais aussi les élèves font montre d’une compréhension plus ancrée de ce qu’est la philosophie, d’une capacité à faire remonter une question d’une affirmation, de la fierté de penser par soi-même, de la joie de pratiquer une pensée créative. Et ils conservent le souvenir d’une coopération intellectuelle et d’un véritable vivre ensemble…

Les enseignants notent un changement dans l’esprit de la classe et constatent que les élèves font ensuite des ponts entre le programme et ce qu’ils retiennent du parcours, n’hésitant pas à revenir à Socrate… « J’ai compris que, de chaque chose du quotidien, on peut en faire une question. Et maintenant je me pose tout le temps des questions. », a déclaré un élève de quatrième.

Ces mots résonnent merveilleusement avec ce que le vieux Plutarque disait de Socrate : « Il fut le premier à montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher[17]»

E.C. et C. R.

Caroline Ruiz est comédienne, metteuse en scène, professeure de théâtre D.E, co-fondatrice de la Cie Hangar Palace (Marseille), animatrice d’ateliers philosophie et d’ateliers philo-théâtre.

Edwige Chirouter est professeure des universités, philosophie et sciences de l’éducation, université de Nantes, Inspé. Titulaire de la chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants »

Ressources

  • Alain Badiou, Éloge du théâtre, dialogue avec N. Truong, Flammarion, 2013.
  • Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie, L’Harmattan, 2015.
  • Johanna Hawken, 1..2..3 Pensez ! Philosophons les enfants, Chronique Sociale, 2019, p.179.
  • Jeanne Hersch, L’Étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie, Gallimard, 1993.
  • Philippe Meirieu, « L’éducation artistique et culturelle : une pédagogie de l’ébranlement », La Scène, n°72, 2014.
  • Jean-Pierre Sarrazac, Je vais au théâtre voir le monde, collection « Chouette ! Penser », Gallimard Jeunesse, 2008.
  • Michel Tozzi, « Le mythe comme support à une réflexion philosophique avec les élèves », Philotozzi.com

Notes

[1] Titulaire depuis 2021 du D.U Concevoir et animer des ateliers de philosophie avec les enfants et les adolescents à l’école et dans la cité (https://inspe.univ-nantes.fr/notre-offre-de-formation/formation-continue-des-enseignants/du-concevoir-et-animer-des-ateliers-de-philosophie-avec-les-enfants-et-les-adolescents-a-lecole-et-dans-la-cite)
[2] Lien vers le site des actions éducatives : https://moncompte.departement13.fr/education/actions-educatives/action/709/
[3] La version 2023 de ce spectacle ainsi que les ateliers philo/théâtre sont inscrits au Pass Culture. Extrait du spectacle : https://www.youtube.com/watch?v=bFV7gQNwiRM
[4] Jeanne Hersch, L’Étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie, Gallimard, 1993, ibid, p. 31
[5] Alain Badiou, Éloge du théâtre, dialogue avec N. Truong, Flammarion, 2013, p. 10
[6] Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie, L’Harmattan, 2015, p. 118
[7]  Philippe Meirieu, « L’éducation artistique et culturelle : une pédagogie de l’ébranlement », La Scène, n°72, 2014, pp. 28 à 33.
[8] Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie, L’Harmattan, 2015, ibid, p. 151.
[9] Philippe Meirieu « L’Éducation artistique et culturelle : une pédagogie de l’ébranlement », La scène, n°72, 2014, pp. 28 à 33.
[10] Matthew Lipman (1923-2010) est un philosophe, pédagogue, chercheur en éducation américain. Il est le fondateur de la philosophie avec les enfants.
[11] Johanna Hawken, 1..2..3 Pensez ! Philosophons les enfants, Chronique sociale, 2019, p. 179.
[12] Michel Tozzi, « Le Mythe comme support à une réflexion philosophique avec les élèves », Philotozzi.com, 04/04/2010.
[13] Edwige Chirouter, Philosopher avec les enfants, un enjeu politique, un enjeu pour l’émancipation, conférence Unesco BNF 06/2021
[14] Sarrazac Jean-Pierre, Je vais au théâtre voir le monde, collection « Chouette ! Penser », Gallimard Jeunesse, 2008
[15] Philippe Meirieu, Le Théâtre et l’école. Histoire et perspectives d’une relation passionnée, collection
« Cahiers théâtre-éducation », Actes Sud-Papiers, 2002, p. 5
[16] Philippe Meirieu, « L’éducation artistique et culturelle : une pédagogie de l’ébranlement », La Scène, n°72, 2014, ibid, pp. 28 à 33
[17] Plutarque, Si la politique est l’affaire des vieillards, cité par Hadot P., Qu’est-ce que la philosophie antique?, Gallimard, 1995,  p.69.


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