Photographie : « Paris-Matic 1970-1990 », préfacé par Yannick Vigouroux

Après Plossu Paris publié fin 2018, voici, chez le même éditeur, un nouveau livre consacré à notre capitale par l’auteur du Voyage mexicain. Bernard Plossu reste un photographe du voyage, mais il est question ici d’une équipée photographique confinée aux dimensions de la seule capitale en même temps que d’un voyage dans le dernier demi-siècle confrontant deux périodes, les années 1970 et les années 1990. Paris-Matic, comme Agfamatic : voilà pour le titre, mot-valise en quelque sorte (pas vraiment un mot-valise, j’en conviens, mais puisqu’on parle de voyage…), forgé à partir du nom de cet appareil de poche qui fut extrêmement populaire et permettait à tout un chacun, sans malice et sans technique, de collecter modestement et pas à pas les instants – décisifs ou pas – de sa modeste existence. Dans un excellent entretien paru début juin sur son blog, Fabien Ribery suggère à Bernard Plossu et à son préfacier Yannick Vigouroux, spécialiste de la « Foto Povera », que ce Paris-Matic soit lu comme un manifeste de l’ « art modeste ».
Certains d’entre nous (dont je fus) auront plutôt connu l’Instamatic Kodak dans ses variantes Instamatic 50 et Instamatic 104, l’Agfamatic ayant constitué la réponse industrielle de la cousine germaine (et même doublement germaine par son alliance avec les Gevaert) à l’oncle d’Amérique. « Industrielle », oui, tant il s’agissait de vendre surtout des films après avoir vendu des boîtiers. Notons que d’aucuns considéraient l’appellation « boîtiers » comme exagérément noble, lui préférant celle de « petites boîtes à photos ». Mais, justement, le plaisir de Bernard Plossu tenait à « l’aspect enfantin » du procédé. Tous photographes ! On choisit entre deux positions : « soleil » ou « nuage », et on déclenche. Cela donne une photo libre, spontanée, joyeuse. L’utilisateur ou l’utilisatrice jouit d’une liberté à peu près totale, le choix du sujet n’étant limité que par le temps qu’il fait : à chacun d’apprécier et de prolonger le plaisir de l’instant et de l’instantané. Sur l’aspect technique des choses et la pratique de la photo aléatoire (adjectif ô combien approprié, un coup de dés jamais n’abolissant le hasard… objectif – on y reviendra), le texte pourtant bref de la préface de Yannick Vigouroux est une mine d’informations, en particulier à travers sa référence à l’exemple suprême en matière d’appareil-jouet : Nancy Rexroth, connue pour son travail avec le Diana, star made in Hong-Kong des appareils en plastique dans les années 1960.

« Malin, rapide et pétillant »

Quinzième arrondissement,
près de la station Dupleix, circa 1990
© Bernard Plossu

Bernard Plossu quant à lui n’alla jamais aussi loin (le Diana était réputé pour être plus un jouet qu’un appareil photo), opérant également dans son enfance avec des appareils de qualité bien supérieure comme l’Instamatic 104, déjà évoqué, ou le Prestinox panoramique à quatre-vingt-dix francs. Trois mots suffisent à l’auteur de Paris-Matic pour définir l’Agfamatic : « malin, rapide et pétillant », comme le héros de bande dessinée Bibi Fricotin, précise-t-il. Une référence qui renverra les plus âgés d’entre nos lecteurs et lectrices à la lointaine enfance, voire à une enfance mythique et dûment mythifiée. « Malin, rapide et pétillant » : ces trois qualités suffisent-elles pour faire de « bonnes photos » ? Elles induisent en tout cas de manière savoureuse ce décalage dans le regard qui constitue peut-être, en général involontairement, le sel (ou le sucre ?) des photos déclenchées – plutôt que prises – par un enfant. On parle là de ce qui donne souvent aux clichés reproduits dans Paris-Matic un petit « air penché », ainsi que le souligne Fabien Ribery dans son blog photographique. Il n’est pas
question, en effet, de s’en tenir à la vision idyllique d’un art involontaire, à une forme d’art brut à laquelle le souvenir de l’insouciance enfantine apporterait la caution d’un label « enfance de l’art ». Clic-clac, merci Kodak ? On entendra au contraire réserver la qualité de photographe à celle ou celui qui sait voir « à côté de ». Non pas « à côté du sujet », mais bien : « à côté de ». Il s’agit à nos yeux de cette faculté de décaler le regard, de cadrer « ailleurs » – parfois même de manière imperceptible – et d’avoir le chic pour glisser sur ce que tout le monde voit avant de déclencher sur cet instant envolé que personne d’autre n’aurait vu ; il s’agit de cette faculté, plus rare qu’on ne le pense, de faire de l’épreuve photographique l’exercice le plus probant de l’examen de la réalité par l’image.

La dimension narrative du noir et blanc

Notre temps nous donne, certes, à penser que la photographie serait un art accessible à tous, à une époque où l’on considère qu’un smartphone sert accessoirement à téléphoner, où trois cent cinquante millions de clichés s’échangent par jour dans le monde via Twitter. Ainsi la photo s’échange-t-elle désormais au quotidien plus qu’elle ne se montre à proprement parler. Mais que nous dit-elle de nos vies que nous ne connaissions pas ? En présentant à une classe les photos de Paris-Matic, on aura intérêt alors à montrer d’abord des vues d’ensemble qui amèneront les élèves à décrire une réalité qui n’est pas, qui n’est plus la leur, en noir et blanc de surcroît. Car on n’insistera jamais assez sur cette dimension narrative du noir et blanc, qui suggère une relation au réel à cent lieues de la couleur photoshoppée des magazines. Le noir et blanc, ou la  « couleur grise », comme le caractérise souvent Bernard Plossu : la photographie reproduite en couverture de l’ouvrage est, à cet égard, emblématique. Cette dame dans l’autobus nous présente un profil d’un « gris » lumineux presque irréel, qui signe néanmoins une heure précise de la journée (matin naissant ou soleil descendant ?), heure bleue ou heure grise comme chacun de nous en vit, la plupart du temps sans même y penser – alors que, pourtant, le monde à cet instant-là se présente sous un autre jour.
Deux périodes pour deux séries de clichés, fort discrètement légendés, se croisent dans Paris-Matic : autour de 1970, alors que notre homme a vingt-cinq ans, ou vingt ans plus tard – soit en 1990 – parce que, quand on aime, on a toujours vingt ans. Pattes d’eph pour ces trois jeunes filles qui, elles aussi, auront à jamais vingt ans et moins encore à la Foire du Trône, « Salut Barbès » et sa galerie aux allures de bazar oriental où l’on vend du « demi-gros », la Gare de Lyon comme une cathédrale de fer. Décidément, le sujet-objet « Paris » réussit à Bernard Plossu.
On s’arrêtera d’abord, justement, sur cette vue de la Gare de Lyon aux environs de 1970. Du moins ce que l’on identifie comme étant la Gare de Lyon, avec ces deux messieurs vus de loin, comme venus d’un profond passé et sortis d’un rêve traversé de courbes métalliques – avec, derrière ces deux messieurs à quai (partiront ? partiront pas ?), le défunt Trans-Europ-Express. « De loin » est l’expression qui convient pour ce cliché rendant compte de la dimension cathédrale, disions-nous, que revêt la gare grâce à la profondeur de champ de cette photographie.

Douzième arrondissement,
Gare de Lyon, circa 1970
© Bernard Plossu

« Salut Barbès » est également une petite merveille, vue surplombante sur un monde enfui et toujours présent à la fois…
Dix-huitième arrondissement,
quartier Barbès, circa 1970
© Bernard Plossu

1970, 1990 : deux périodes bien lointaines en fait. On s’amusera à repérer ces détails qui datent un cliché, ou bien on se laissera aller au jeu délicieux de se demander ce que sont devenues les trois jeunes filles en pattes d’eph croisées à la Foire du Trône : jeu à proposer, bien sûr, aux élèves sous la forme d’un exercice d’écriture. Vers quel destin court cette jeune femme le long du mur qui enclot le jardin des Tuileries, à quelques foulées de la Concorde ? Ce jardin où jaillit à jamais le jet d’eau où Nadja et André Breton font ensemble l’expérience amoureuse du hasard objectif cher aux surréalistes (Nadja, 1928 ; L’Amour fou, 1930). Il y a encore ce garage de la place d’Aligre aux allures fatiguées, ou bien cette vieille dame claudiquant tant bien que mal dans les couloirs du temps. Parlons d’elle un instant (c’est le mot juste) : la légende – succincte (« ca. 1990 ») – nous la rend plus proche dans le temps, alors qu’elle pourrait symboliser le cliché (à l’autre sens du terme) d’un Paris laborieux, encore engourdi dans le brouillard industriel des débuts de la présidence pompidolienne. Paris-Matic nous transporte ainsi, brièvement, dans un pays qui a disparu, dont la permanence pourtant s’incarne au fil des pages dans le sourire ou les soucis de ses valeureux habitants, héros de ce beau livre.

Robert Briatte

• Bernard Plossu, « Paris-Matic », textes de Bernard Plossu et Yannick Vigouroux, Éditions Marval-RueVisconti, 2020, 80 p.

• « Plossu Paris », textes d’Isabelle Huppert, Bernard Plossu  et Brigitte Ollier, Éditions Marval-RueVisconti, 2018, 448 p.
Le blog de Fabien Ribery.

Robert Briatte
Robert Briatte

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