
Pinocchio créature à la Comédie-Française :
la merveille et la morale
Belle adaptation et mise en scène du conte de Carlo Collodi par Sophie Bricaire au Studio-Théâtre. Sa lecture insiste sur ce qui construit l’enfant champion de la mauvaise foi et des rêves inaccessibles face aux personnes qu’il rencontre et fréquente.
Par Philippe Lerclercq, critique
Pinocchio, son nez qui s’allonge, sa mauvaise conscience en forme de grillon, la Fée aux cheveux bleus, le pays des Jouets où les enfants buissonniers deviennent des ânes, les retrouvailles avec Geppetto dans le ventre de la baleine… L’histoire, popularisée (et simplifiée) par Walt Disney (1940), est très connue. Aussi connue que la Bible ou La Divine Comédie, de Dante, assurent les cinq comédiens de la Comédie-Française, chargés d’en incarner les péripéties et venus à l’avant-scène en ouverture du spectacle en rappeler l’ampleur du succès. Un « succès universel » qui tiendrait, selon Yves Stalloni, traducteur de l’édition publiée à l’école des loisirs en 2011[1], à « deux ressorts, de force contraire, […] : celui du merveilleux d’abord, élément essentiel de cette littérature distrayante destinée à la jeunesse […] Celui de la morale ensuite, ensemble de préceptes nourris de la tradition, imprégnés souvent de religion et censés corriger les mauvais penchants… ».
« Je veux devenir un bon petit garçon »
Le bref prologue de la pièce, directement adressé au public, invite les adultes à renouer avec leurs souvenirs d’enfance tout en incitant les plus jeunes à s’interroger sur leur devenir-adulte. « On est tous le fruit d’une histoire », observe le chœur d’acteurs en guise d’explicitation du titre du spectacle, Pinocchio créature.
La metteuse en scène Sophie Bricaire a choisi de centrer sa lecture sur la question de la filiation, ce qui construit la personne, son héritage et les moyens dont elle dispose pour s’en défaire, s’en affranchir et se déterminer au contact de l’expérience, des autres et des accidents de la vie. Sans trahir l’intrigue générale du conte, celle qui en signe également l’adaptation a préféré gommer le mauvais caractère du personnage éponyme (si bien incarné par le jeune Andrea Balestri dans l’inoubliable version de Luigi Comencini, en 1975) pour se concentrer sur le poids des (mauvaises) fréquentations qui le taillent et le sculptent.
Le recours à la narration chorale et circulaire (à noter la récurrence du motif du cercle dans la mise en scène) souligne à l’envi l’importance des amitiés, frelatées ou non, qui aident Pinocchio, la petite « créature » de Geppetto, à s’émanciper et à devenir l’enfant qu’il cherche à être de bout en bout de son voyage initiatique. « Je veux devenir un bon petit garçon et être la consolation de mon papa[2]», insiste-t-il auprès de la Fée, très tôt conscient de son égoïsme et du chemin qui lui reste à parcourir pour n’être plus seulement un pantin dans les mains du destin.
Un grand mobile de chambre d’enfant
Sur la scène du Studio-Théâtre, véritable écrin protecteur propice à accueillir l’univers merveilleux du conte collodien, se dresse une structure composée de tubes métalliques à laquelle sont suspendus une tête de renard, une autre de chat, une pièce de monnaie, des ballons de baudruche, un abécédaire, l’enseigne de l’Auberge de l’Écrevisse rouge… L’ensemble évoque à la fois un immense castelet de marionnettes et un grand mobile sorti d’une chambre d’enfant.
Tous ces accessoires, qui montent et descendent grâce à un système de cordes que les comédiens manipulent à vue, renvoient aux principaux épisodes du récit. Certains sont simplement racontés, d’autres prennent vie sur scène avec une énergie telle qu’elle déborde du plateau jusque dans la salle… À l’alternance entre gravité et comédie répondent des instants de pure poésie visuelle, telle que cette scène au pays des Jouets, jouée au ralenti au milieu de bulles de savon tombant des cintres comme par enchantement.
Porté par une troupe d’acteurs parfaitement polyvalents, le défilé des figures emblématiques du conte se déploie sous le regard émerveillé des enfants (nombreux dans la salle). Mangefeu, le montreur de marionnettes, est interprété par la rugissante Élissa Alloula, qui joue, par ailleurs, un Lumignon moderne et plaisamment dessalé ; le Renard permet à Thierry Godard de livrer un numéro de séduction cauteleuse suprêmement délectable ; Arlequin et la Fée trouvent en Françoise Gillard une comédienne en grande forme d’inspiration, toute en nuances ; et Geppetto, bien sûr, profite de l’élégance naturelle d’Alain Lenglet, qui fait de l’humble menuisier, un père doué d’une noblesse d’âme, capable de s’effacer pour laisser grandir librement son enfant turbulent.
Enfin, Pinocchio est joué par Claïna Clavaron. Non que celle-ci ne démérite jamais, et qu’elle ne sache mettre son métier et son allant au service réussi de l’enthousiasme juvénile du pantin naïf, mais on s’interroge sur la pertinence du choix du féminin attribué au rôle du pantin. Un choix que la metteuse en scène justifie par sa volonté de « dépasser la question de genre et [d’] élargir le champ des possibles… ». L’argument est un brin spécieux.
L’effervescence intérieure de l’enfant
Charmante trouvaille, en revanche. Sophie Bricaire a doté le personnage-marionnette, non de fils, mais d’une grande clé à ressort fixée dans le dos de son costume qui permet à Geppetto de « couper le son » quand il est lassé des bavardages et autres récriminations de son fils. Car, en même temps que Pinocchio créature se penche sur la notion de parentalité, sur les rapports entre parents et enfants, et l’espace de liberté que les adultes doivent savoir accorder aux jeunes pour qu’ils se construisent eux-mêmes, la metteuse en scène insiste sur l’effervescence intérieure de l’enfant, son besoin irrépressible d’exploration, de découverte, de transgression.
Le jeu survolté de Claïna Clavaron est fondé sur cette mécanique de l’enfant impatient, curieux de tout, bourré de vitalité, incapable de résister à la tentation, confiant jusqu’à la naïveté, méchant jusqu’à la cruauté, joueur jusqu’à l’excès, et champion de la mauvaise foi et des rêves inaccessibles. Le chemin initiatique de Pinocchio, rappelle-t-elle, est celui d’un garçonnet qui apprend à ses dépens, et que les bêtises qu’il commet façonnent au moins autant que les remontrances que lui adresse le monde des adultes (son père Geppetto, les juges et la Fée).
Se tromper fait partie de son apprentissage. Privilège de son jeune âge, Pinocchio oublie vite ses erreurs, et court plus vite qu’à son tour se jeter dans de nouvelles infortunes. Pour se trouver, il doit pouvoir se perdre un peu. Or, pour cela, son père doit accepter de lui lâcher la main, de le perdre un peu lui aussi. Pinocchio créature montre enfin que le héros n’est jamais seul, qu’il ne se construit jamais seul. L’éducation qu’il reçoit à l’école de la vie et des loisirs est le fruit d’un compagnonnage et de rencontres tantôt malveillantes, tantôt protectrices. Toutes participent d’une chaîne d’humanité à laquelle appartient Pinocchio.
Cette chaîne fait de lui un maillon qui le rattache aux autres, lui permet de faire société et d’être un parmi les autres, de se sentir exister comme un être humain à part entière, affranchi du « monde de l’idéal, merveilleux mais trompeur », mûr enfin, dit encore Yves Stalloni, « pour rejoindre l’univers fade mais sécurisant de la vie quotidienne[3]. »
P. L.
Jusqu’au 29 juin 2025, à la Comédie-Française (Studio-Théâtre), à Paris. Avec Alain Lenglet (Geppetto), Françoise Gillard (Arlequin et la Fée), Élissa Alloula (Mangefeu, le Chat, un médecin, le Juge, Lumignon et le Marchand d’ânes), Claïna Clavaron (Pinocchio), Thierry Godard (le Rôdeur, le Renard, un médecin, le Policier et le Maître).
Notes
- [1] Yves Stalloni est le traducteur de l’édition de Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi, publiée à l’école des loisirs en 2011.
- [2] Les aventures de Pinocchio, p. 132, op. cit.
- [3] Les aventures de Pinocchio, in « Présentation », p. 12, op. cit.
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