«Vous pouvez le dire en français.» Le dispositif interministériel d’enrichissement de la langue

DGLFLFL’alinéa par lequel commence l’article 2 de la Constitution, « La langue de la République est le français », est en général connu. L’est aussi la loi relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon qui, de son examen à sa promulgation en 1994, suscita dans les médias et l’opinion le genre de débats fiévreux et passionnés que les questions linguistiques soulèvent invariablement dans notre pays.
Elle fut souvent présentée comme le fer de lance d’un combat perdu d’avance contre l’influence de l’anglais et la prolifération des anglicismes et fut, à ce titre, parfois tournée en ridicule. Elle avait pourtant un objectif et des vues autrement plus larges : considérant que tous les citoyens disposent d’un droit égal à la connaissance et aux savoirs et doivent pouvoir être informés dans leur langue de ce qui concerne leur sécurité, leur santé, ou encore leurs conditions de travail, pour ne prendre que quelques exemples, le législateur avait cru nécessaire d’imposer l’usage du français dans certaines circonstances de la vie publique, et notamment dans toute la sphère de l’administration et des services publics.

La loi Toubon
Loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon. Cliquer sur l’image pour lire l’intégralité du texte.

La loi Toubon et le décret « relatif à l’enrichissement de la langue française »

Au sujet de la loi Toubon, on sait moins souvent qu’elle donna lieu, en juillet 1996, à un décret d’application destiné à lui attribuer les moyens de ses ambitions, c’est-à-dire à encourager et à encadrer la création d’un vocabulaire capable de rendre compte en français de la diversité du monde, dans tous les champs de la science, des techniques, voire de la vie quotidienne. L’enjeu consistait, et consiste toujours à pouvoir nommer les réalités nouvelles sans avoir systématiquement recours à des termes anglo-américains. Non que l’emploi de ces derniers soit forcément problématique en tant que tel : les emprunts ont toujours fait partie de la vie des langues. Mais leur prolifération dans le discours est non seulement nuisible à l’intelligibilité de celui-ci, mais est aussi la marque de la défaillance d’une langue à s’inscrire dans la modernité.
Le décret de 1996, « relatif à l’enrichissement de la langue française », a donc servi de fondement législatif à un dispositif de terminologie et de néologie (la terminologie, science des termes de métier, s’appuyant sur la néologie, c’est-à-dire sur la création de mots nouveaux) qui mobilise un nombre considérable d’acteurs étatiques, d’institutions de service public et de membres de la société civile au profit de l’enrichissement de notre langue.
À vrai dire, les travaux terminologiques existent depuis une cinquantaine d’années au sein de l’État : l’organisation actuelle constitue un héritage de commissions ministérielles créées à l’instigation d’un premier décret de 1972 ; nombre de termes aujourd’hui bien implantés dans l’usage, tels que « jeu décisif » pour tie-break, « covoiturage » pour car-pool, ou « logiciel » pour software sont l’œuvre de ces premières commissions, très actives, mais qui travaillaient en ordre dispersé, étant placées sous la responsabilité de leur ministère de tutelle respectif. Depuis 1996, le dispositif d’enrichissement est devenu un système structuré et transversal aux responsabilités bien définies et aux méthodes de travail affermies.

Les collèges d’experts

Une des grandes forces de ce système réside dans le fait que le travail de définition et de recherche terminologique émane de gens de métier, qui se réunissent périodiquement en collèges dans les locaux du ministère dont dépend leur profession (lequel ministère met aussi à leur disposition un haut fonctionnaire chargé de la langue française, qui a la lourde charge de promouvoir leurs travaux). C’est ainsi que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères abrite le collège des relations internationales, celui de la Transition écologique les collèges de l’environnement et de l’aménagement, celui de la Justice le collège du droit, etc.
Comme l’on peut s’y attendre, c’est à Bercy que se concentre le plus grand nombre de groupes d’experts : on s’y consacre en effet non seulement au lexique de l’économie, du commerce et des finances, mais aussi à celui des industries, de la chimie aux énergies fossiles en passant par l’informatique, l’ingénierie nucléaire et les télécommunications. Il arrive enfin qu’un collège soit accueilli par une institution consciente des enjeux attachés à cette production linguistique : c’est le cas du Comité des constructeurs français d’automobiles et du Centre national d’études spatiales, où se réunissent respectivement le collège de l’automobile et celui de la spatiologie.
Ces passionnés qui mettent bénévolement leur temps et leur énergie au service de la langue sont des diplomates, des ingénieurs, des enseignants, des juristes, des médecins, etc. Forts de leur expérience professionnelle, ils sont à même de repérer les lacunes lexicales qui doivent être comblées dans leur domaine de spécialité. En effet, si certains anglicismes envahissants sont faciles à repérer par le grand public (ainsi le massive on line open course ou « MOOC » dans le domaine de l’éducation, les big data en informatique, le hotspot dans les relations internationales), il est en revanche difficile pour tout un chacun d’apprécier la menace que fait courir au français le terme d’equity swap en finance ou celui de quantified self dans le domaine de la santé.
Surtout, seuls des experts sont à même de mener à bien la tâche essentielle qui s’impose aux collèges, à savoir définir précisément et simplement la notion pour laquelle on souhaite trouver un terme français. Il est en effet primordial de comprendre que la terminologie n’est pas un exercice de traduction. Avant de proposer un équivalent français qui leur semble pouvoir convenir, les experts passent de longues heures à débattre du concept même. Car on ne peut nommer que ce que l’on connaît et que l’on comprend.
C’est ainsi que récemment, la définition de la notion de blockchain, dont l’équivalent français, « chaîne de blocs », ne fut pas difficile à établir, fit l’objet de longues discussions passionnées… et extrêmement techniques au sein du collège de l’informatique. Il arrive même que soit définie une notion pour laquelle aucun terme anglais n’est menaçant, mais dont le sens mérite d’être clarifié : ce fut le cas pour « agro-écologie » et « bientraitance animale », ainsi que pour « cyberespace » et ses termes affiliés (« cyberdéfense », « cyberrésilience », « cybersécurité », etc.), pour lesquels les enjeux sémantiques, juridiques, voire philosophiques sont considérables.
Finalement, le choix d’un terme pour désigner une notion ne représente que la partie émergée du travail terminologique. C’est cependant une tâche fort délicate. Il s’agit en effet de nommer chaque notion de sorte que le terme élu soit d’une part explicite et transparent, d’autre part suffisamment naturel et « maniable » pour trouver sa place dans n’importe quel type de publication, y compris professionnelle ou médiatique.
Cette double exigence est parfois difficile à tenir, et peut créer des tensions entre experts, certains estimant en effet que des termes trop longs, trop complexes n’ont aucune chance de s’imposer face à la concision des termes anglais, d’autres rappelant que l’intelligibilité des vocabulaires techniques demeure l’objectif principal. De fait, le second point de vue semble le plus raisonnable, puisque le périmètre d’application du décret de 1996 est d’abord la langue administrative, qui se soucie avant tout d’exactitude.
On ne peut que se réjouir lorsque les équivalents publiés sont adoubés par la langue courante et s’installent dans l’usage (songeons par exemple à « lanceur d’alerte », « financement participatif », « action de groupe ») ; mais ce genre de réussite excède la finalité stricte du dispositif. Ainsi, il ne faut pas déplorer que le franglais drive ait été désigné par les périphrases « point de retrait automobile » ou « point de retrait express », ni que hotspot devienne, selon les cas, un « point d’enregistrement » ou une « zone d’urgence migratoire ». Ces réalités peuvent désormais être nommées de façon claire et uniforme dans les textes de lois, les textes réglementaires, puis par quiconque est soucieux d’être compris par tous.
Du reste, nombre de termes sur lesquels on n’aurait guère parié au départ finissent tranquillement par trouver leur place, même lorsque l’équivalent anglais semblait indéboulonnable. Le one-man-show de naguère ne devient-il pas de plus en plus souvent un seul en scène ou un spectacle solo ? Ne trouve-t-on pas beaucoup de start-up satisfaites d’être nommées jeunes pousses ? N’écrit-on pas tout aussi volontiers des courriels que des e-mails ?
Les experts se désolent parfois de voir le fruit de leurs efforts raillé par la presse, ce qui arrive notamment lorsque les nouveaux termes appartiennent à des domaines touchant directement le grand public. N’est-ce pas, pourtant, se rendre soi-même légèrement ridicule que d’estimer superflu de pouvoir nommer en français un pure player, un hashtag, ou un hardcore gamer ? Les expressions « tout en ligne », « mot-dièse » et « hyperjoueur » ont pu sembler cocasses par leur nouveauté ; elles sont cependant bien plus parlantes que leurs équivalents anglais.

La Commission d’enrichissement de la langue française

C’est donc au sein de collèges d’experts que s’effectue le repérage des termes à traiter, et que s’élaborent définitions et équivalents français. Le nouveau vocabulaire ne fait pourtant pas immédiatement son entrée dans le monde. Il est d’abord soumis à l’examen attentif d’une assemblée pluridisciplinaire nommée « Commission d’enrichissement de la langue française », qui se réunit une fois par mois au ministère de la Culture. Y siègent le Délégué général à la langue française et aux langues de France, un représentant des Secrétaires perpétuels de l’Académie française et de l’Académie des sciences, un représentant de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de l’Association française de normalisation (Afnor), ainsi que douze personnalités qualifiées nommées sur proposition ministérielle.
Ces sages, dirigés par un président choisi parmi les membres de l’Académie française, délibèrent patiemment de chacun des termes qui leur sont soumis, rectifiant telle définition, suggérant tel équivalent français, au besoin renvoyant à un groupe d’experts telle notion qui paraît devoir faire l’objet d’analyses complémentaires. Si les collèges constituent la pierre angulaire du dispositif, la Commission d’enrichissement en est la clef de voûte : son examen des listes qu’elle reçoit se fonde non seulement sur les explications des experts eux-mêmes, qui assistent à ses délibérations, mais aussi sur la consultation systématique de deux laboratoires universitaires de langue et d’un réseau de partenaires francophones.

Vocabulaire de la télévision et du cinéma
Vocabulaire de la télévision et du cinéma

Le rôle de l’Académie française

À ces divers avis s’ajoute, après délibération des termes par la Commission, celui de l’Académie française. Depuis 1996 en effet, aucun nouveau terme n’est publié sans l’accord de cette institution, à qui il est demandé d’apprécier la pertinence des vocables choisis ainsi que la qualité des définitions qu’on en donne. Cet arbitrage de l’Académie a pu faire grincer quelques dents. Certains tenants du dispositif d’avant 1996 ont considéré qu’il ralentissait le processus de publication, alors que l’urgence de proposer un terme français se fait sentir en certaines occasions. On a dit aussi que l’Académie française, dont la mission était de produire un dictionnaire de langue générale, n’était pas forcément la plus compétente pour apprécier les vocabulaires scientifiques et techniques, ni pour mesurer les besoins linguistiques en la matière. On pouvait craindre enfin qu’un excès de purisme supposé de la Compagnie nuisît à la création lexicale.
Au fil des années, les réserves des plus sceptiques ont été levées : il est apparu que l’Académie française, qui examine les listes d’un regard neuf, lève parfois des lièvres et propose nombre d’ajustements susceptibles de rendre cette langue de spécialistes accessible au plus grand nombre. Elle respire du reste avec grand plaisir ce souffle de modernité linguistique qui lui arrive tous les jeudis, à l’issue des séances consacrées à la rédaction de son dictionnaire. Et si la distinction est très clairement faite entre le lexique général, qui trouve place dans le Dictionnaire de l’Académie, et ces vocabulaires de métier, le concours demandé aux académiciens au sein du dispositif de terminologie a assurément eu une influence sur l’édition en cours du Dictionnaire de l’Académie française, où la place des sciences et des techniques est bien plus importante que dans les éditions précédentes. Mais ceci est un autre sujet.

Exemple de fiche terminologique sur la base France Terme (https://www.culture.fr/franceterme)
Exemple de fiche terminologique sur la base France Terme (https://www.culture.fr/franceterme). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

La possession partagée d’un vocabulaire commun parfaitement défini
est au fondement de la cohésion sociale

Voici enfin nos termes français, assortis de leur définition, arrivés au bout de leur périple. Si l’on précise qu’en tant que vocables d’emploi obligatoire dans l’administration, ils doivent, avant de paraître au Journal officiel (ainsi qu’au Bulletin officiel de l’Éducation nationale), recevoir l’imprimatur du ministre dont dépend le collège qui en est l’auteur, chacun appréciera le degré d’élaboration de cette machine étatique au service de la langue.
On concevra sans peine qu’il s’agit d’une spécificité française, que l’on pourra comparer, par exemple, avec le modèle québécois du Grand dictionnaire terminologique, qui propose de nombreux équivalents français pour une même notion, sans en recommander aucun de préférence aux autres. Encore une fois, cette forme de rigidité se justifie par l’ambition de la loi de 1994, qui fait de la possession partagée d’un vocabulaire commun parfaitement défini un fondement de la cohésion sociale.
Il y aurait beaucoup à dire, pour finir, de la diffusion de ce lexique technique auprès du public francophone. Avec la question du financement public du dispositif et de ses acteurs, celle des moyens mis au service de cette diffusion est évidemment centrale. Trop peu de prescripteurs en matière de langue et, au premier chef, trop peu d’enseignants savent qu’il existe une très riche banque de termes français capables de répondre à leurs besoins linguistiques. Celle-ci est pourtant facilement accessible dans la base de données France Terme (www.culture.fr/franceterme), qui est hébergée par le site du ministère de la Culture, et pour laquelle a été développée une application pour téléphones mobiles particulièrement aisée d’utilisation.
Tous les termes publiés au Journal officiel y sont recensés, et l’utilisateur y dispose aussi d’une boîte à idées lui permettant de formuler questions et suggestions, qui sont ensuite transmises au collège d’experts concerné ; il peut enfin demander à recevoir automatiquement l’annonce des nouveaux termes publiés. Précisons qu’il est aussi possible, pour ceux qui ne seraient pas des digital natives – ou, mieux, des enfants du numérique ! – de se procurer ces lexiques sous forme de fascicules thématiques , opportunément nommés « Vous pouvez le dire en français », auprès de la Mission d’enrichissement de la langue de la DGLFLF.

France Terme
Page d’accueil de France Terme. Cliquer sur l’image pour accéder au site.

À dire vrai, si l’auteur du présent article était assuré que chacun de ses lecteurs téléchargeait l’application FranceTerme à l’issue de sa lecture, il estimerait (modestement !) avoir rendu service et à la langue française, et aux enseignants eux-mêmes. En effet, les professeurs à qui l’on fait connaître les termes publiés dans leur discipline sont en général vite convaincus de leur utilité.
Ainsi, dernièrement, une publication consacrée au vocabulaire de la biologie a remporté un franc succès auprès des enseignants du secondaire et du supérieur qui l’ont eue entre les mains, et des listes de termes de la chimie et des matériaux ont fait l’objet d’une mise en lumière dans L’Actualité chimique et dans le Bulletin de l’Union des professeurs de physique et de chimie.
Espérons que les récentes publications, qui tentent par exemple de populariser, dans le domaine des finances, « contrat d’échange », « clause-relais », « obligation-catastrophe », « finance parallèle », « antétransaction » en lieu et place de swap, drop down, catastrophe bond, shadow banking et front running, trouveront leurs locuteurs et leurs ardents défenseurs en la personne de ceux qui en sont les meilleurs relais, les professeurs.

Marie Pérouse-Battello

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• L’application France Terme.
Avis rendus par la Commission d’enrichissement de la langue française.
• Le site de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France.
La version informatisée du Dictionnaire de l’Académie française.
Voir sur ce site : Nation « jeune pousse », par Marie Pérouse Battelo.
 

Marie Pérouse-Battello
Marie Pérouse-Battello

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