Quel langage pour raconter le 13 novembre 2015 ?

Une scène de classe récemment observée conforte la capacité des élèves à interroger le réel, en l’occurrence celui des attentats de 2015, à partir de textes, du lexique employé, des figures de style.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris.

Une scène de classe récemment observée conforte la capacité des élèves à interroger le réel, en l’occurrence celui des attentats de 2015, à partir de textes, du lexique employé, des figures de style.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris.

La première partie du procès des attentats du 13 novembre 2015, amorcée le 06 octobre 2021, a été consacrée aux témoignages des survivants et des proches des victimes. Il était fondamental d’entendre l’horreur et son onde de choc avant d’entrer dans le volet juridique. Si nombre d’élèves de collège, très jeunes en 2015, ont une représentation assez floue de cet évènement tragique, la médiatisation du procès rafraîchit les mémoires. Chaque témoignage constitue une pièce maîtresse dans la reconstitution d’un puzzle effrayant. Ce que Pascale Robert-Diard dans Le Monde du 17 octobre résume en un paragraphe saillant :

« Chacun a déposé sa fraction de Bataclan. Son propre pan de terreur. Ses pas dans la mare de sang, entre les corps et parfois sur les corps de ceux qui étaient déjà morts. Le bruit des rafales, le son étouffé des râles, l’odeur ferrugineuse du sang mêlée à celle de la poudre, les chairs meurtries, les plaies béantes, la douleur, les regards échangés, les pensées qui l’ont submergé. »

Relire, comme si on les entendait de notre propre oreille, toutes ces prises de parole poignantes permet de mesurer la force extraordinaire du langage humain, dans la mesure où, comme l’écrit l’écrivain Edmond Jabès, « le dire n’est jamais que défi à l’indicible ».

Des figures de style pour aider le récit

On peut même y déceler des figures de style qui aident à mettre en mots le difficile récit.

Certains témoins sont spontanément passés par des métaphores pour évoquer les premiers tirs au Bataclan : « La fosse se couche comme un champ de blé. » D’autres ont eu recours à des antithèses afin d’exprimer cette alliance intolérable entre le grotesque et le tragique : « Et là, sur ma gauche, il y a le corps d’une jeune femme blonde, ravissante, elle avait juste les membres qui n’étaient pas dans le bon sens. »

En recoupant les citations que Le Monde, notamment, a retranscrites, on ne tardera pas à convenir que « l’hyperbole » y tient une place prépondérante : « Je me suis retrouvée directement dans une mare de sang chaud. » ou encore « On sort des enfers, et il ne faut pas regarder. Et on regarde quand même. »

Parallèles lexicaux avec le style épique

En classe de cinquième, le programme comprend un axe intitulé : « Héros et héroïnes – Agir sur le monde ». C’est dans ce cadre que s’est déroulée une séance de littérature à laquelle nous avons assisté en tant que formateur de lettres. Le texte support, intitulé « Camille, nouvelle Amazone », constituait un extrait du chant XI de L’Enéide de Virgile : alors qu’Enée s’engage à fonder une nouvelle cité, il doit faire face à la résistance acharnée des Volsques menés par Camille.

L’extrait étudié commence au moment où la Reine monte au front et fait subir une déroute terrible à l’armée troyenne. L’objectif était d’observer le courage de l’héroïne en même temps que les valeurs qui l’animent quand elle se lance dans la bataille. Or, la traduction proposée du texte de Virgile propose des évocations particulièrement expressives comme « vomissant des flots de sang » ou « la cervelle s’échappe toute tiède de la blessure et lui inonde le visage ».

Dans le récit épique, depuis Homère, le recours à la figure de l’hyperbole reste coutumier. En effet, les histoires narrées renvoient à des situations hors du commun des mortels.

La séance en classe est vivante et rythmée, mais le doute se devine sur deux ou trois visages. Il semble produit par la mention de la figure de rhétorique censée exprimer « une idée d’exagération ». Un élève se montre enclin à demander des précisions, mais comme gêné par ce qui vient d’être énoncé : « Pourquoi parler d’exagération ? Je ne trouve pas ça exagéré ! »

Le bon climat de classe permet alors à la professeure stagiaire de demander à l’élève d’étayer.

« Sur la chaîne info, ils ont donné les témoignages du Bataclan… Tout ça était vrai, mais ils faisaient des hyperboles, comme vous dites, car c’était tellement affreux… Quand ils disent une ‘‘ mare ’’ de sang, c’est une hyperbole ou c’est la réalité ? »

Silence dans la salle. Interrogation collective y compris de l’observateur in situ et recherche immédiate sur internet. Or, d’après le CNRTL, l’hyperbole est une « figure de style consistant à mettre en relief une notion par l’exagération des termes employés. »

Le terme d’« exagération » est entendable quand il s’agit de mettre en perspective les procédés aboutissant à des effets dans un récit de fiction censé tenir en haleine le lecteur. Mais il peut devenir inaudible quand il se réfère à une situation vécue, a fortiori dramatique.

Une nécessaire réflexion sur le langage

La séance a retrouvé son fil conducteur une fois la digression refermée, mais la remarque est restée en mémoire. Que voulait exprimer cet élève ? Sans doute que les mots sont toujours insuffisants quand il s’agit de rapporter quelque chose qui dépasse non seulement la raison, mais l’imagination. Quel langage adopter quand ce qu’on a à dire demeure « au-delà » ?

Ici, sans doute, il n’est plus question, au sens strict, d’exagération destinée à produire un effet, mais d’exagération « nécessaire », comme si le locuteur avait un besoin viscéral d’images surréalistes comme « la mare » ou « le flot » de sang pour réactualiser le « trauma » de visions ahurissantes. Cela explique pourquoi, les « Lazaréens » (« ceux qui reviennent d’entre les morts », expression fondée sur le personnage de Lazare de l’écrivain Jean Cayrol) venus témoigner à la barre, ont puisé dans des ressources linguistiques où l’expression poétique prévaut. Exemple avec l’évocation de la salle de concert : « Les murs ruissellent ».

Alors même que nous quittions la classe, il nous est revenu en tête un extrait du Colonel Chabert de Balzac (1855), étudié dix ans auparavant avec une classe de collège. Nous avions alors déroulé notre explication de texte avec l’idée que l’hyperbole participait bien au langage de l’exagération, sans plus s’interroger sur sa relation avec le réel.

Voici cet extrait, en hommage des victimes du Bataclan. Le personnage de Balzac est un colonel de l’armée napoléonienne longtemps cru mort enseveli sous les cadavres lors de la bataille d’Eylau (1807) :

« Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu’à demain. Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais l’air ne se renouvelait point, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était inconnue. Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondements d’un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivants ! »

A. S.

Ressources

Jean Cayrol, Œuvres Lazaréennes, Seuil, 2007.

Edmond Jabès, Le Parcours, Gallimard, Paris, 1985.

Virgile, Enéide, chant XI, vers 648-654, traduction d’A.-M. Boxus et J. Poucet, 1998-2021, Bibliotheca Classica Selecta (Université de Louvain).

Comment évoquer le 13 novembre en classe ? L’École des lettres

« Je suis devenue une athlète du deuil » : le verbatim du témoignage poignant d’Aurélie au procès du 13 novembre, France inter.

Procès du 13 novembre, jour 30 : « Quand mon père est mort au Bataclan, je n’avais que sept ans », France inter.

Procès des attentats du 13 novembre : après cinq semaines de témoignages, la « famille cabossée » des victimes dessine sa reconstruction, France info.

Antony Soron
Antony Soron