Rentrée 2016 : la littérature des idées et les "belles étrangères"

Rentrée littéraireAvec La Vie intellectuelle en France – des lendemains de la Révolution à nos jours –, l’actualité se tourne unanimement vers la question du sens et du patrimoine des idées puisque l’ouvrage évoque deux siècles de littérature des idées.

.

Écouter la chronique

.

Chez les intellectuels

L’événement qui pourrait bien devenir celui du mois, c’est la parution de La Vie intellectuelle en France sous la direction de Christophe Charle et de Laurent Jeanpierre, et ce pour différentes raisons. D’abord par l’ampleur du travail accompli, 2 volumes de 660 p. (tome I : Des lendemains de la Révolution à 1914), et 916 p. (tome II :  De 1914 à nos jours) aux éditions du Seuil qui rappellent un peu par le champ qu’ils couvrent l’entreprise des Lieux de mémoire de Pierre Nora (Gallimard).
Comme celle-ci, elle s’appuie également sur la collaboration de nombreux chercheurs qui, nous dit Luc Boltanski pour Libération, ont recours à « la notion floue de vie intellectuelle qui permet aux collaborateurs de cet ouvrage de se tenir entre l’Histoire et la sociologie et entre les “idées” et les “acteurs”, dans un espace que l’on pourrait qualifier de médiatique. » Du même coup les auteurs semblent devoir échapper aux poncifs du genre ; interviewés dans La Croix, ils affichent leur volonté d’échapper aux cloisonnements des spécialisations universitaires : « Nous avons décidé d’aller à l’encontre de cette fragmentation, en proposant une histoire synthétique, au croisement des disciplines ».
Les coupures habituelles liées aux écoles et aux courants disparaissent au profit de mouvements plus larges d’interprétations dégagées des contingences idéologiques habituelles. Sous le joli titre de « Florilège de la pensée », Dominique Kalifa, historien de la culture de masse en France, relève dans l’ouvrage « Les obsessions qui taraudent  la société française : angoisses de la mauvaise culture, de la défaite de la pensée qu’on affirme pratiquement dans les mêmes termes en 1839, lorsque Sainte-Beuve tonne contre la littérature industrielle, en 1900 ou en 2010. »
Autre phénomène observé, le rôle croissant des médias dans l’émergence de l’intellectuel de plateau télé : la vie littéraire se poursuit donc, avec ceux pour qui la rentrée est synonyme de réussite, ou du moins dont l’œuvre rencontre un écho. Pour l’Humanité c’est aussi un ouvrage important : « Un ouvrage qui fera date malgré certaines imperfections tenant à l’ampleur de son objet ainsi qu’à l’éloignement de l’archive à mesure qu’on s’approche du temps présent. Car c’est bien un livre d’histoire, et l’histoire ne se saisit autrement que sous la forme d’une “rhapsodie de moments présents isolés” qu’à la condition d’être envisagée sous le thème d’idées directrices souvent cachées à ses propres acteurs, effet d’une censure non seulement inconsciente mais délibérée et institutionnelle. »
On assiste à une nette envie de renouvellement du côté des lettres françaises, renouvellement de postures avant tout, l’idée d’une rupture avec une certaine forme de dogmatisme des années french theory .
.

La vie littéraire se poursuit pendant ce temps néanmoins

C’est le cas par exemple de Jean-Paul Dubois et de son roman  La Succession (L’Olivier), dont Étienne de Montety pour le Figaro, par exemple souligne l’exemplarité – mais il en a été question dans l’ensemble de la critique – « doit-on la reprendre comme on reprend une clientèle, s’interroge-t-il, et avec lui le personnage central de l’œuvre ? C’est peut-être là le centre et le sommet de ce livre inclassable “, conclut-il.
Présent aussi de façon durable depuis le début de l’année, Règne animal Jean-Baptiste del Amo qui, pour Muriel Steinmetz, de l’Humanité, « décrit avec une âpre tendresse l’existence d’hommes et de femmes à peine arrachés à la boue matricielle ». Il observe sur cinq générations l’évolution du lien avec l’animal dans le monde paysan, d’une proximité dramatique quotidienne jusqu’à la déshumanisation contemporaine des porcheries industrielles. On pourra opposer  que ce terme n’est pas le plus approprié. Ce sera avant de comprendre que l’écrivain ne peut parler de l’homme sans évoquer l’animal (Gallimard).
.

La rentrée, c’est aussi celles des « belles étrangères »

C’est donc la rentrée de la littérature étrangère, avec le retour, notamment, de Salman Rushdie et son nouveau roman choral et foisonnant, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits (qui fait explicitement référence aux Mille et Une Nuits, Actes Sud). Un récit dans lequel les mauvais génies de, les Ifrits, envahissent le monde accompagnés de leurs serviteurs idiots et zombies, Le roman picaresque semble confirmer ce que pense Stéphane Lançon de l’auteur : « Salman Rushdie c’est Schéhérazade, une Schéhérazade anglo-indienne transplantée depuis vingt ans, par les sombres caprices de l’histoire, à New-York. »
En-dehors des annonces prévisibles, d’autres figures de la littérature mondiale émergent en ce début d’année littéraire : Marlon James notamment, l’écrivain Jamaïcain qui a écrit un roman de 864 pages intitulé ironiquement Brève Histoire de sept meurtres (Albin Michel) raconte la vie des jeunes qui voulaient tuer Bob Marley, lequel n’est désigné que par son nom générique, « le chanteur », dans le roman. Ce curieux roman retrace la vie des tueurs jusqu’à leur fin et s’étend au-delà de de la figure mythique du chanteur : « Autant prévenir certains passages sont crus, prévient Emmanuel Rommer de L’Humanité, certaines scènes parfois à la limite du soutenable mais l’auteur veille à ne jamais faire preuve de complaisance. »
On notera également le succès du roman d’Emma Cline, The Girls, repéré par toute la critique. L’auteur, tout juste âgée de vingt-sept ans, livre un récit consacré à l’aventure de Charles Manson, mais contrairement à celui de Simon Liberati (California Girls, Quai Voltaire), elle transpose noms et aventure tout en restant fidèle au cadre général de l’histoire. Comme l’auteur français, elle va vers les personnages féminins mais elle le fait à travers une héroïne de fiction qui revient sur son parcours à l’âge adulte. Pour une fois, le bandeau commercial de l’œuvre soulève une vérité sur ce livre. « “The Girls” est un roman brillant, intense et dévorant – magistral, non pas pour une auteur aussi jeune, mais pour n’importe quel auteur, de tout temps. »
Enfin on notera le retour d’Edna O’Brien avec Les Petites Chaises rouges dont Florence Noiville précise pour le Monde des livres : « Elle n’analyse pas, elle accumule. Les faits, les notations, les couleurs, les détails. N’interprétant pas ou à peine. N’insistant jamais sur les métaphores. Titillant sans cesse l’imagination mais respectant scrupuleusement la liberté du lecteur. Au fil des pages, le miracle se produit. Comme devant une peinture pointilliste. » Et pourtant le sujet a de quoi surprendre, puisqu’il s’agit de l’après-guerre des Balkans avec un personnage qui ressemble fort à Radovan Karadzic, renaissant en gourou spécialiste du massage new-âge (Sabine Wespieser).
Là encore l’auteure se décide pour le destin individuel d’un personnage féminin concerné par la séduction, confirmant par là l’importance des femmes dans cette rentrée des écrivains et plus seulement au titre de « l’écriture féminine »

Frédéric Palierne

Frédéric Palierne
Frédéric Palierne

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *