"Shirley. Visions of Reality", de Gustav Deutsch, un voyage dans la peinture de Edward Hopper

"Shirley. Visions of reality", de Gustav DeutschTous ceux qui aiment le peintre Edward Hopper et ont vu l’exposition qui lui a été consacrée au Grand Palais aimeront retrouver sa peinture dans le film de Gustav Deutsch, Shirley. Visions of Reality, un voyage dans la peinture de Edward Hopper. Un film à la démarche originale, puisqu’il tente de retrouver derrière les œuvres du peintre réputé hyperréaliste un peu de la réalité vécue qui les a inspirées.
Artiste et documentariste autrichien, Gustav Deutsch s’est spécialisé dans la réalisation à partir de « found footage », séquences de films récupérées un peu partout. Il s’est voulu phénoménologue du cinéma comme médium dans sa trilogie Film ist, réalisée en collaboration avec les archives cinématographiques européennes et américaines. Depuis 2003, il dirige avec sa compagne et collaboratrice Hanna Schimek un forum pour l’art et la science, le Light / Image – The Aegina Academy.
Avec ce film, il prend pour point de départ treize tableaux de Edward Hopper et, en leur donnant vie par la mise en scène, reconstitue par une sorte de diaporama la vie quotidienne des Américains entre les années 1930 et 1960, à travers la vie d’un couple fictif emblématique, la comédienne Shirley et son époux photojournaliste, directement inspirés du peintre et de son principal modèle, sa femme Joséphine.

 

Tableaux vivants

Chacune des treize séquences commence par un fondu au noir sur lequel on entend en voix off les nouvelles radiophoniques de l’époque du tableau, puis l’œuvre elle-même apparaît, complète ou incomplète, s’éclaire et s’anime sous nos yeux. Précurseur du cinéma, le tableau vivant est ici remis à l’honneur par le cinéaste qui imagine ce qui se passe juste avant et juste après l’instantané choisi par le peintre. Le cinéaste re-présente donc d’après lui la vie privée de ce couple d’Américains dans la tourmente de la Deuxième Guerre mondiale, du mac carthysme, de la lutte pour les droits civiques, chaque tableau évoquant par sa date tel ou tel événement marquant.
Cette mise en scène d’une réalité imaginée adopte le point de vue de Shirley, comédienne du Living Theater, qui assume diverses fonctions, tantôt répétant ses rôles, tantôt secrétaire de son mari ou ouvreuse de cinéma pendant ses périodes de chômage qui correspondent à l’époque de la Grande Dépression.
Postures, gestes et mouvements donnent vie au tableau. Pour cela, Deutsch a choisi une danseuse plutôt qu’une comédienne. La silhouette de Stéphanie Cumming, son corps androgyne et sculptural à la peau claire, ses gestes lents et étudiés, l’érotisme glacial qui s’en dégage, sont au centre de ces tableaux qui deviennent des tranches de vie.
Puis il s’est intéressé à la personnalité de Shirley, à sa vie professionnelle et privée d’actrice, à ses frustrations, à sa relation avec son compagnon. Le cinéaste imagine donc les pensées de Shirley, son monologue intérieur derrière ses lèvres closes. Il la montre partagée entre l’influence bohème du Living Theater et le mode de vie calme et bourgeois de son mari. Son histoire emblématique s’inscrit dans la conquête de l’émancipation des femmes et dans l’Histoire de ces trente années.
 

Stephanie Cumming dans "Shirley. Visions of reality", de Gustav Deutsch © Österreichisches Filminstitut
Stephanie Cumming dans “Shirley. Visions of reality”, de Gustav Deutsch © Österreichisches Filminstitut

Une œuvre qui refuse toute narrativité

Mais très vite on se rend compte que la réalité picturale ainsi utilisée comme matériau de base est déjà cadrée, montée. Aucun réalisme dans ces images aux couleurs pastel si caractéristiques, aux ombres très marquées, aux personnages immobilisés. Le cinéma qu’il adorait est omniprésent dans la peinture d’Edward Hopper, qui l’a si souvent inspiré, depuis Hitchcock jusqu’à Wim Wenders. Car cette œuvre qui refuse toute narrativité est un art de l’ellipse, un appel à l’imagination.
Comme tous les personnages de Hopper, cette femme qui revient régulièrement regarde par la fenêtre, observe quelque chose qui ne nous est pas montré, réagit à quelque stimulation. Deutsch tente d’élucider le contexte des tableaux par un pari subtil sur les suppositions permises au spectateur. Toute la dialectique du champ et du hors-champ est admirablement mise en œuvre dans ce film étonnant.
L’importance du cadre pictural qui génère et redouble le cadre cinématographique apparaît dès la première œuvre, où la jeune femme regarde fixement par la fenêtre, assise sur son lit dans une chambre d’hôtel (Morning sun, 1952, collection privée). Ces regards exercent sur nous une étrange fascination, sans doute parce que leur objet excite notre curiosité. Avec Hopper on est toujours réduit à la position du spectateur. Il nous contraint au voyeurisme. Il nous laisse à la porte du mystère, même et surtout quand ses personnages nous fixent.
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Christoph Bach et Stephanie Cumming dans "Shirley. Visions of reality", de Gustav Deutsch © Österreichisches Filminstitut
Christoph Bach et Stephanie Cumming dans “Shirley. Visions of reality”, de Gustav Deutsch © Österreichisches Filminstitut

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Une vérité cinématographique pour une vérité picturale

Pour Gustav Deutsch, le défi était de reconstituer les tableaux, leur décor, leur architecture, leurs couleurs. Mais il a vite compris qu’il était impossible de restituer tels quels ces angles impossibles, ces lits trop longs, ces fauteuils trop étroits, ces meubles sans équilibre, toutes ces anamorphoses picturales qui produisent une telle impression de vérité immédiate. Il lui a fallu tout adapter à des espaces possibles.
Le directeur de la photo Jerzy Palack et le chef opérateur Dominik Donner ont surtout magnifiquement rendu la lumière froide si particulière au peintre, pour qui la place réelle des ombres importe peu et le soleil illumine l’espace de façon presque surnaturelle. Beaucoup de longs plans sur les tableaux reconstitués, mais aussi des zooms, des panoramiques permettent d’entrer littéralement dans les œuvres, qui prennent vie sous nos yeux.
Une vérité cinématographique pour une vérité picturale, d’autres critères pour le même rendu. Et des révélations bouleversantes. Shirley et son mari chez eux à New York se tournent le dos ; il lit son journal, elle joue du piano : silence et incommunicabilité (Room in New York, 1932, University of Nebraska, Sheldon Memorial Art Gallery, Lincoln). Elle ouvre une fenêtre, inondant ainsi la chambre de soleil (Hotel Room, 1931, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid).
La séquence située dans le hall de l’hôtel New Heaven, où un couple âgé attend le taxi qui l’emmènera au théâtre tandis que Shirley répète son texte (Hotel Lobby, 1943) met en abyme le théâtre de la réalité. Comme celle où elle est ouvreuse de cinéma (New York Movie, 1939, MOMA, New York). Ailleurs Shirley en robe bleue est secrétaire de son mari et range un document dans un classeur avec une lenteur affectée (Office at night, 1940, Walker Art Center, Minneapolis). Autant de rôles différents pour la même femme.
Les images des vacances dans la maison de campagne semblent très heureuses : le couple prend avec délectation son petit déjeuner sur le perron l’été (Cape Cod Morning, 1950, Smithsonian American Art, Washington).
 

Edward Hopper, "Hotel Lobby", 1943, Indianapolis Museum of Art
Edward Hopper, “Hotel Lobby”, 1943, Indianapolis Museum of Art

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Peinture et cinéma sont avant tout des arts de la mémoire

L’œuvre d’Edward Hopper se veut intemporelle. Elle immortalise des rituels tendres ou dérisoires de la vie quotidienne. Vie sociale de la classe moyenne américaine et souvenirs personnels d’une vie malheureuse auprès d’une femme au caractère difficile sont idéalisés par ces œuvres énigmatiques dans lesquelles se dessinent, malgré un soleil qui signe la sublimation, la solitude, l’aliénation, la mélancolie.
Les années 60 sont celles de la maladie du mari de Shirley. L’hôpital à Cape Cod. L’amnésie à Albany. Le passé s’efface, mais reste entier dans les objets du décor. Peinture et cinéma sont avant tout des arts de la mémoire.
Dans une séquence située à Cape Cod, allongée sur un lit à demi-nue, Shirley lit à voix haute, dans le livre VII de La République de Platon, l’allégorie de la caverne, qui semble définir l’univers aliéné du peintre. La chair et l’esprit. Plus proche du surréalisme métaphysique d’un Giorgio de Chirico que de n’importe quel réalisme, l’œuvre d’Edward Hopper, comme le montre le film de Gustav Deutsch, nous met en face d’une histoire sociale et spirituelle de l’humanité qui doit continuer jusqu’à la fin des temps (« A narrative that must go on till the end of time »). Vie privée, travail et loisirs y forment une comédie humaine. Ou la tragédie du quotidien.

Anne-Marie-Baron

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Bande-annonce et making-off du film.

Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

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