« Sorry We Missed You », de Ken Loach

« Sorry We Missed You », de Ken LoachLa première scène de Sorry We Missed You, vingt-cinquième long-métrage de fiction de Ken Loach, est sidérante.
Sidérante et douloureuse pour le phénomène de prédation (sociale) auquel elle nous donne d’assister, pour ce qu’elle nous dit de notre monde, du mal que les hommes sont capables (coupables) de s’infliger.

Argumentaire d’entreprise

Le film débute au noir, procédé repris de Moi, Daniel Blake (2016), qui nous oblige à nous concentrer sur le dialogue, sur ce qui se joue entre les deux hommes lancés dans une sorte d’entretien d’embauche. L’un, Ricky, ouvrier du bâtiment, dresse une liste longue comme le bras des emplois précaires et mal payés qu’il a occupés au cours de sa courte carrière. Ce père de famille, la bonne trentaine, envisage de travailler à son compte comme chauffeur-livreur. Marre de l’instabilité. Il se dit dur à la tâche, jamais malade, toujours ponctuel. L’autre (Maloney) écoute, relance, jauge son homme. Et profite de sa détermination pour dégainer son discours entrepreunarial.
Ici, chez PDF (Parcels Delivery Fast), sous-traitant des géants du Net tels qu’Amazon, on travaille en toute liberté : pas de contrat, que des horaires (It’s a Free World !, scandait déjà l’un des titres de films de Loach en 2008). Pas de patron, que des chefs ! D’ailleurs, assène-t-il, on ne travaille pas « pour » nous, mais « avec » nous… Tous ensemble, tous corporate… Disponibilité absolue requise : journée continue, six jours sur sept… Et l’efficacité, bien sûr. Tout doit aller vite, très vite. Le client n’attend pas, une « appli » lui permet de pister sa commande en temps réel…

Kris Hitchen dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt
Kris Hitchen dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt

Menaces à bord

La scène inaugurale de Sorry We Missed You est fondatrice de sa dramaturgie et de son suspense, de sa tension et de ses enjeux. En édictant les règles de son entreprise de colis, Maloney dessine la géométrie de la narration, qui comprend son point de départ et son point d’arrivée. Un espace de finitude, parfaitement contraignant… Il en définit les contours et les limites à ne pas franchir sous peine de sanction.
Ricky, chargé du poids du récit annoncé, est d’emblée sous pression. Sur la corde raide. Car, aux périls des cadences de travail s’ajoute encore le risque financier supporté par sa famille qui, interdite de crédit pour cause de dettes, doit vendre son véhicule – l’outil de travail d’Abby, sa femme, aide à domicile pour personnes âgées ou handicapées – dans le but de financer l’achat de la camionnette de livraison. Une camionnette dès le début remplie de menaces. On redoute l’accident, l’embouteillage, l’erreur de livraison… La moindre anicroche aurait valeur de sortie de route.

Debbie Honeywood dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt
Debbie Honeywood dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt

Corvéables

Sorry We Missed You s’articule, comme d’habitude chez le cinéaste-radiologue du délitement du corps social, sur un puissant principe dramaturgique. Écrit par Paul Laverty, fidèle complice à succès de Loach depuis Carla’s Song (1995), le film nous fait pénétrer dans le quotidien d’une famille de Newcastle dont les difficultés plongent leurs racines dans la crise financière de 2008.
L’effondrement de l’établissement bancaire de la Northern Rock a alors ruiné ses espoirs de prêt et d’accession à la propriété. Depuis, les charges n’ont pas décru. Bien au contraire. Poussant Ricky et sa femme à des sacrifices au nom de la flexibilité du travail, des exigences de « l’économie des petits boulots » (la gig economy) et du « contrat zéro heure » (zero-hour contract) n’obligeant à aucune durée minimale, ni à la continuité de travail.
Ainsi, soumise aux appels de son téléphone, Abby doit répondre aux demandes aléatoires de ses clients. Bondissant d’un bout à l’autre de la ville, son quotidien est fragmenté, comprimé et dilaté, percé de trous, de temps perdu. À l’opposé de Ricky qui, armé de son pistolet-scanner et en état de stress permanent, court pour essayer de le rattraper…

Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor et Kris Hirchen dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt
Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor et Kris Hirchen dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt

Dernière et furieuse image

L’émouvant (et éprouvant) Sorry We Missed You (« Désolé nous vous avons ratés », le slogan commercial de la société de Maloney) brille par la sobriété de sa mise en scène, laissant ainsi toute la place au jeu, donc à l’enjeu humain. Loach y fait état de la dernière phase du processus de déréglementation du travail salarié. Le phénomène, né de la compétition ultra-libérale et de la précarité sociale, prospère sur un mélange de désarroi, d’appétits consuméristes et d’urgence à vivre des populations.
Le cinéaste en décrit quelques-uns des effets sur les êtres : relations tendues dans le travail, dispersion des tâches, solitude des individus que les nouvelles technologies tyrannisent… Mais, il y a plus grave. L’espace intime et familial, jusqu’à présent épargné, est rongé par l’acide de ce système. L’uberisation de la société a des impacts directs sur le comportement de la famille. Seb juge son père qui a déchu. Exerçant naguère un savoir-faire (fût-ce dans le secteur sinistré du bâtiment), Ricky n’est plus qu’un prestataire de service aux yeux sévères de son fils.

Kriss Hitchen dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt
Kriss Hitchen dans « Sorry We Missed You », de Ken Loach © Joss Barratt

L’absence des parents devient béance dans la maison. Les manquements parentaux s’accumulent. Ricky ne peut honorer de sa présence une convocation de l’administration du lycée au sujet de Seb, peu assidu en classe et menacé d’expulsion. Abby doit transmettre ses recommandations domestiques à sa jeune fille Liza-Jane par téléphone. Et cette dernière, qui veut profiter un peu de son père, doit l’accompagner dans ses tournées du samedi… La fatigue gagne tout le monde, les conversations du dîner s’amenuisent, les nerfs se tendent, la crise gronde. Le groupe implose progressivement. Le conflit père-fils culmine dans un affrontement physique sous le regard impuissant et malheureux de Liza-Jane.
L’uberisation du monde du travail est un poison qui infecte les corps, les esprits et les membres de la famille, nous dit Loach. Cette forme d’indépendance laborieuse est un mirage. Elle n’émancipe pas ni n’enrichit, elle asservit les pensées, assèche les sentiments, anéantit les liens. Elle aveugle l’homme. L’ultime et furieuse image de Sorry We Missed You, offerte à notre sagacité, n’a pas fini de nous hanter…

Philippe Leclercq

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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