Sur la suppression du sujet d’invention au baccalauréat

Le sujet d’invention, inscrit à partir de 2002 à l’épreuve anticipée du baccalauréat, souffre de plusieurs défauts qui ont déjà été relevés par les recherches menées sur les pratiques enseignantes. L’annonce de la réforme du baccalauréat par le Ministre de l’Éducation Nationale, suite au rapport Mathiot, a donc fait naître, chez les didacticiens et les chercheurs en littérature que nous sommes, de justes espoirs de correction de ces défauts.
En revanche, l’annonce qui circule de la suppression pure et simple du sujet d’invention apparaît terriblement à contre-courant d’un bilan pondéré et de la dynamique engagée dont nous voulons témoigner ici. Il nous tient donc à cœur de souligner, en quelques grands points, les arguments à retenir pour la réflexion collective, sereine et nuancée, qui ne manquera pas de présider à la nouvelle mouture de l’épreuve anticipée du baccalauréat.

L’argument rhétorique

L’écriture qui épouse des formes littéraires ménage un accès à la littérature que les élèves sentent facilement en phase avec leur propre désir d’expression aboutie, habile et diversifiée et d’entrée dans une littéracie experte. Mais ce renouveau rhétorique d’un « art d’écrire », qui se hisse vers une haute idée de la culture française, requiert un enseignement effectif sans laisser croire à un exercice « plus facile » que la dissertation ou le commentaire.
De Violaine Houdart-Merot et Martine Jey à Michel Charles, l’intérêt de renouer le fil rompu de l’ancienne rhétorique dans l’enseignement contemporain a amplement été commenté par les chercheurs. S’il y a crise des études littéraires, il n’y a pas crise des pratiques littéraires, affirmait Jean-Marie Schaeffer dans sa Petite écologie des études littéraires. Et il ajoutait : « Ne faut-il pas plutôt d’abord activer l’écriture « littéraire » comme mode particulier d’accès au réel ? ».
Ainsi l’écriture que l’on pourra rebaptiser « écriture créative », selon une dénomination qui ménage des ponts avec le creative writing pratiqué dans tous les pays anglo-saxons et en Amérique du Nord francophone, correspond à des pratiques qui affichent leur ambition littéraire et qui pour autant tissent un lien, lisible par les élèves, avec des exercices qui existent déjà dans les classes aux différentes étapes de leur parcours scolaire.

L’argument du sujet lecteur

La lecture des œuvres littéraires requiert un investissement du sujet lecteur, amplement pointé par les recherches en didactique de la littérature (voir les ouvrages coordonnés par A. Rouxel, M.-J. Fourtanier, G. Langlade, J.-F. Massol ou F. Le Goff). Or cet investissement, qui allie raisonnement, imagination et sensibilité, se trouve révélé au moment de mobiliser sa propre « bibliothèque mentale » par l’écriture créative, davantage que par la seule écriture critique.
Marielle Macé, dans son très bel essai, Façons de lire, manières d’être, plaide pour un statut de la lecture comme expérience personnelle, condition sine qua non pour reconnaître, avec Yves Citton, que « les études littéraires méritent d’être placées au centre (plutôt que dans les marges) de la formation des générations à venir » (Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?). Nous plaidons à notre tour pour que l’écriture dans l’espace scolaire soit bel et bien une expérience personnelle.
Pour amener les élèves à pratiquer la littérature, à saisir de l’intérieur le mouvement d’écritures littéraires qui peuvent prendre toutes sortes de formes (essai, lettre, plaidoyer, poème, apologue, récit ou dialogue théâtral…), encore faut-il que les enseignants aient les moyens de former leurs élèves et sentent l’utilité de consacrer du temps à un exercice effectivement évalué au baccalauréat. La solution pourrait être non seulement de maintenir un sujet complet, mais d’insérer pour chaque exercice de bac, y compris pour la dissertation et le commentaire, un paragraphe d’écriture guidée, à l’échelle de quelques lignes ou d’une « page arrachée » à un projet plus vaste.

L’argument des pratiques sociales

L’école au sens large, et en particulier les épreuves du baccalauréat qui orientent magistralement les pratiques scolaires, se doivent de ne pas ignorer combien les usages numériques signent la bascule d’une « société de l’écrit » dans une « société de l’écriture ». Des travaux de plus en plus nombreux sur l’écriture via internet montrent la nécessité de tenir compte des habitudes d’écriture des jeunes et de donner la priorité à l’autonomie rédactionnelle, dans l’articulation scolaire classique du lire-écrire (voir les derniers numéros des revues Le français aujourd’hui ou R2LMM). Ils témoignent également d’une dynamique effective, en particulier chez les enseignants « nativement numériques », pour inventer des formes de pratiques littéraires, exigeantes et en phase avec les programmes, qui permettent aux compétences libérées par la fréquentation des réseaux sociaux ou des plateformes d’écriture fictionnelle de se déployer dans un cadre scolaire.
Pour répondre à l’objectif ministériel d’un baccalauréat « plus juste et plus utile » (cf. « Baccalauréat 2021 » sur education.gouv.fr/bac2021), il est donc important de ne pas reléguer le numérique dans une épreuve à part et de tenir compte de la dynamique engagée chez les enseignants.
Plusieurs pistes sont envisageables pour tenir compte de cette nouvelle culture de l’écrit dans les épreuves de français : demander un texte personnel « en réponse » à un texte patrimonial ; guider une actualisation, une amplification, une réinterprétation ; solliciter la sélection et le réemploi d’un corpus littéraire et iconique dans une création originale… c’est-à-dire donner corps dans le baccalauréat de demain aux Humanités numériques (cf. les analyses de Milad Doueihi).

L’argument de la préparation aux études supérieures

Pour préparer les lycéens à l’entrée à l’université, il serait bon de ne pas ignorer l’actualité des études littéraires, très sensibles à la liaison du patrimoine et de la création contemporaine et au renouvellement des traditions critiques. Laisser penser aux élèves que la recherche en littérature se cantonne au relevé de formes et au commentaire donne une mauvaise image de ce qu’ils pourront trouver à l’université et dans les écoles d’enseignement supérieur en matière « d’extension du domaine des lettres » (selon l’intitulé du dernier congrès de la Société d’Étude de la Littérature française des XXe et XXIe siècles). La politique de la recherche, soutenue par l’ANR, invite bien à décloisonner les approches disciplinaires et à relever les enjeux sociétaux. L’exemple du développement actuel de la « recherche-création », dans les masters et doctorats en création littéraire (6 universités en France), est particulièrement éclairant pour mesurer ces dynamiques à l’œuvre.
La réforme des épreuves de baccalauréat est l’occasion de veiller à une meilleure adéquation des exercices scolaires à des formats d’articulation entre volet critique et volet créatif, qui sont déjà pensés par la recherche universitaire française et internationale.
Les propositions de sujets associant une écriture créative et le commentaire de la production vont dans ce sens (cf. la proposition soutenue par l’AFEF). Elles permettent de préciser le cadre évaluatif par la désignation explicite de critères, qui doivent bien tenir compte de la sollicitation de compétences transférables, y compris en matière de référence à la tradition et d’innovation.

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L’argumentaire qui précède fédère des approches parfaitement identifiées dans le champ des études littéraires contemporaines et des recherches en didactique de la littérature. Il ne se veut pas clivant, mais au contraire apte à ouvrir une discussion sereine et raisonnée sur l’intérêt de ne pas brader le sujet d’invention au baccalauréat. Les enjeux, y compris internationaux, nous paraissent assurément trop importants pour ne pas demander instamment une réforme qui tienne compte des dynamiques à l’œuvre, dont cette contribution se veut le témoignage.

Texte rédigé sous la direction d’AMarie Petitjean et Violaine Houdart-Merot

 
Pascale Auraix-Jonchière, Université Clermont Auvergne. – Charles Autheman, Le Labo des histoires. – Nicole Biagioli, Université de Nice. – Carole Bisenius-Penin, Université de Lorraine. – Corinne Blanchaud, Université de Cergy-Pontoise. – Alain Boissinot, ancien recteur d’Académie. – Christine Boutevin, Université de Montpellier. – Virginie Brinker, Université de Bourgogne-Franche-Comté. – Magali Brunel, Université de Nice Sophia Antipolis. – Dominique Bucheton, professeur honoraire des universités. – Nelly Chabrol Gagne, Université Clermont Auvergne. – Jeanne Chiron, Université de Rouen. – Marie-Sylvie Claude, Université Grenoble Alpes. – Jean-Louis Clero, ESPE, Université de Rouen. – Didier Colin, Université Paris-Est Créteil. – Anne Cordier, ESPE-Université de Rouen Normandie. – Luc Dall’ Armellina, Université de Cergy-Pontoise. – Jacques David, Université de Cergy-Pontoise. – Isabelle de Peretti, ÉSPÉ Lille Nord de France/Université d’Artois. – Christine Dupin, Lycée les Iris à Lormont (33) et Université de Cergy-Pontoise. – Bénédicte Etienne, ESPE Lille Nord de France. – Pierre-Louis Fort, Université de Cergy-Pontoise. – Marie-José Fourtanier, Université Toulouse 2. – Tony Gheeraert, Université de Rouen. – Coralie Gourgeon, professeure en lycée à Saint-Maximin la Sainte-Baume,Var. – Violaine Houdart-Merot, Université de Cergy-Pontoise. – Martine Jey, Sorbonne Université. – Marie Joqueviel-Bourjea, Université Paul-Valéry, Montpellier 3. – Jean-Michel Le Baut, Lycée à Brest et Café Pédagogique. – François Le Goff, Université de Toulouse. – Laure Limongi, ESADHaR/Université Le Havre-Normandie. – Brigitte Louichon, Université de Montpellier. – Jean-François Massol, Université Grenoble Alpes. – Laure Mayer, Délégation au numérique, Académie de Nice. – Catherine Milkovitch-Rioux, Université Clermont Auvergne. – Carine Ossard, lycée Camus, Fréjus, académie de Nice.– Sophie Pariente, professeur en lycée et formatrice. – AMarie Petitjean, Université de Cergy-Pontoise. – Emilie Puginier, Professeur en collège à Fayence, Var. – Jean-Marc Quaranta, Aix-Marseille Université. – Nathalie Rannou, Université de Rennes 2. – Caroline Raulet-Marcel, Université de Bourgogne-Franche-Comté. – Lionel Ruffel, Université Paris 8. – Annie Rouxel, Université de Rennes 2. – Sylviane Saugues, ITEM/CNRS. – Anne Schneider, Université de Caen. – Marie-Laure Schultze, Aix-Marseille Université. – Isabelle Serça, Université Toulouse-Jean Jaurès. – Pierre Sève, Université Clermont Auvergne. – Bénédicte Shawky-Milcent, Université de Grenoble Alpes. – Antony Soron, ESPE Sorbonne Université. – Muriel Strentz, formatrice Académie de Nice. – Christelle Vallée, Lycée Maurice Janetti à St Maximin La Sainte Baume (83). – Jean Verrier, Université Paris 8. – Alain Viala, University of Oxford. – Sylvie Vignes, Université Toulouse-Jean Jaurès. – Nathalie Vincent-Munnia, Université Clermont Auvergne. – Christel Vitaloni, formatrice Académie de Nice. – Viviane Youx, présidente de l’AFEF.

Voir également sur ce site :
Faut-il brûler l’écriture d’invention ? par AMarie Petitjean et Violaine Houdart-Mérot.
Plaidoyer pour l’écriture d’inventionpar Julien de Kerviler.
Réforme du bac 2021, tour d’horizon des changements, par Lauriane Clément.

l'École des lettres
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