Tant qu’il y aura des profs :
vers une érosion critique du vivier

Le nombre de candidats aux différents concours d’enseignement (Capes, CRPE) pour la session 2022 a fondu comme neige au soleil. Quelles peuvent être les causes de cette désaffection progressive du plus beau métier du monde ?

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne université.

Le nombre de candidats aux différents concours d’enseignement (Capes, CRPE) pour la session 2022 a fondu comme neige au soleil. Quelles peuvent être les causes de cette désaffection progressive du plus beau métier du monde ?

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne université.

La réforme n’a pas tenu compte de la situation sociale des futurs enseignants. La nouvelle architecture du master Meef fait coïncider l’année de master 2 avec le passage du concours. Les candidats sont encore étudiants dans cette phase de leur cursus, et donc dépendants de bourses d’études, de petits boulots et parfois de l’aide parentale. Jusque très récemment pourtant, l’obtention du concours en master 1 (dont les résultats sont attendus début juillet) permettait d’envisager un salaire trois mois plus tard. Ce qui pouvait être très rassurant pour un étudiant ayant contracté un prêt bancaire pour effectuer ses années de licence 3 et sa première année de master. Outre la surcharge folle qu’entraîne le déplacement du concours en master 2 (préparation du concours, mémoire professionnel, stages, formation accélérée – voire boulots d’appoint), les conséquences économiques sont dissuasives. En retardant d’un an l’obtention du premier salaire plein, on décourage mécaniquement des étudiants issus de milieux sociaux non favorisés potentiellement intéressés par le métier.

Des salaires anormalement bas

Malgré les effets d’annonce, la rétribution des professeurs demeure nettement inférieure à la moyenne observée dans les pays de l’OCDE. Il s’agit évidemment d’un facteur aggravant par rapport à la situation exposée. Pour des étudiants en mathématiques, par exemple, quel intérêt pourrait-il y avoir à accepter leur charge de travail pour des revenus largement inférieurs à ce que peut leur proposer le secteur privé ? Le problème, par ailleurs, tient au fait que le métier d’enseignant s’est complexifié sans que la pénibilité soit reconnue et rétribuée : lourdeur administrative (le système étant devenu esclave du numérique), charge éducative liée aux troubles d’une société en crise, multiplication des strates de réformes et d’injonctions contradictoires (la réforme du bac prétendant le simplifier en constitue une preuve cinglante…) D’aucuns rétorqueront que les profs sont privilégiés du fait de leurs longues vacances. Le nombre de candidats aux concours montre que la durée des vacances n’est plus source d’attractivité.

L’épanouissement impossible

Quand on interroge un panel de professeurs, on parvient à une forme de consensus dans le diagnostic de carrière avec, comme bilan, l’idée que chacun est totalement investi dans son métier, mais que tout est fait pour lui rendre tout épanouissement professionnel impossible. Les enseignants ont l’impression d’exercer leur métier sincèrement, mais écrasés par les contraintes.

Pour mieux saisir l’évolution délétère, on observe deux canaux de diffusion de l’image des enseignants. Leur propre canal, qui, dans l’opinion publique, est souvent perçu comme l’expression sempiternelle d’une plainte. Et le canal des parents d’élèves qui, sans être heureusement unanime, se complaît dans un état des lieux critique des compétences. En l’occurrence, le récent épisode du job dating de Versailles est venu apporter de l’eau au moulin des contempteurs de l’Éducation nationale. Sur la base d’un simple entretien, est-on à même de prendre en charge une classe de CP ? Est-on en situation de préparer les épreuves du brevet ?

Dans la mythologie de l’histoire de l’éducation, une expression garde toute sa force : « les hussards noirs de la République ». Elle désigne ces enseignants qui ont œuvré au nom des grands principes républicains sous la Troisième République, autrement désignée péjorativement comme « la République des profs ». À cette époque, comme le montrent les romans de Marcel Pagnol, les professeurs bénéficiaient d’une reconnaissance. Ils étaient pour la plupart des incarnations de la transmission. Eux-mêmes, en outre, ne se considéraient pas comme prolétarisés. Convenons que les temps ont sensiblement changé tandis que le courage politique manque. La proportion des vacataires dans les académies déficitaires devient naturellement plus importante que dans des secteurs plus favorisés. Il est sans doute temps d’inverser cette logique absurde, en valorisant de façon significative les missions d’intérêt général. Aussi ne pourra-t-on pas prétendre promouvoir l’égalité des chances sans valoriser les salaires, notamment des enseignants investis dans les missions les plus difficiles, auprès de celles et ceux qui en ont le plus besoin.

La déflagration Samuel Paty

Enfin, la tendance oublieuse de notre époque laisse sans doute trop de côté, dans son analyse de la situation des professeurs en France, l’empreinte laissée par l’assassinat de Samuel Paty à la sortie de son établissement. S’il y a bien un élément décisif dans l’envie de devenir enseignant, c’est l’idée, d’ailleurs inscrite noir sur blanc en préambule des programmes, de la liberté pédagogique du professeur, pour ainsi dire, inaliénable. La disparition de notre collègue est venue déchirer ce principe présumé admis par la société française. Il y a bien un avant et un après Samuel Paty, avec, dans la surconscience des professeurs non seulement d’histoire (EMC) mais aussi de tous les autres, l’idée que certains sujets doivent désormais être pris avec des pincettes. De fait, la pratique de l’autocensure, même inavouable, se répand. Ce qui, évidemment, n’apparaît pas réjouissant pour des étudiants en voie préprofessionnelle. La pression des parents d’élèves, si elle reste très inégale en fonction des établissements, est plus difficile à gérer qu’auparavant. Nombre d’enseignants ont l’impression d’être constamment « dans le viseur », a fortiori s’ils sont « trop exigeants ».

L’Éducation nationale semble perdre son âme. Mal payés, comment résister à freiner ? Mal considérés, pourquoi se battre contre des moulins à vent ? Culpabilisés, pourquoi éduquer, évaluer, conseiller ?

Il serait regrettable que la recherche d’une paix sociale vis-à-vis des élèves et des parents dévalue l’intégrité de la mission enseignante (l’animation se substituant par facilité aux apprentissages fondamentaux). Il serait tout aussi regrettable que, sans qu’on y prenne garde, l’école de la République devienne une sorte d’« école des fans » où l’amateurisme l’emporte sur le professionnalisme. Quand, n’en déplaise aux partisans du job dating, ce métier continue à s’apprendre dans le cadre d’une formation rigoureuse et pragmatique.

Ressources

https://www.francetvinfo.fr/societe/education/l-education-nationale-doit-faire-face-a-la-baisse-du-nombre-de-candidats-aux-concours-d-enseignants_5156122.html
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/les-hussards-noirs-de-la-republique-ou-les-combats-pour-l-ecole-laique-5105622

Sur L’École des lettres :

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Antony Soron
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