Territoires vivants de la République
La route de la mémoire :
apprendre et transmettre l’histoire de la Shoah

Des collégiens d’un établissement dans la périphérie de Rennes sont partis prendre des photos dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. Ils les ont montrées et commentées avec une rescapée, Magda Hollander-Lafon.
Gilles Ollivier, professeur d’histoire-géographie (académie de Rennes)

« Oh que je suis contente de retrouver vos visages. Vous êtes tous là ! » Magda Hollander-Lafon, Juive rescapée du camp de la mort d’Auschwitz-Birkenau, alors âgée de 78 ans, vient rencontrer pour la troisième fois les élèves de troisième C du collège les Chalais dans son quartier périphérique de Rennes, entre tours et barres. Un mois auparavant, cette vingtaine d’élèves participait à un voyage d’étude à Auschwitz-Oświęcim, leur projet de classe ayant été validé par le Mémorial de la Shoah.

Magda Hollander-Lafon © DR

Ils étaient impatients de revoir Magda. Elle leur fait du bien car elle est chaleureuse et leur sourit, ils ont confiance en elle. Quand elle arrive dans le CDI, c’est tous ensemble qu’ils répondent à son « bonjour ». « Si vous avez aujourd’hui des questions à me poser, qui sont montées en vous depuis que nous nous sommes vus, j’essaierai de vous répondre. Vas-y, mon grand…[1]», démarre-t-elle en regardant l’un. L’échange et l’écoute mutuelle commencent.

Sur « la route de la mémoire » : rencontrer autrui et s’ouvrir à la vie

Quand Magda est déportée avec sa mère et sa petite sœur, fin mai 1944, depuis la ville hongroise de Nyíregyháza, elle a l’âge que ces élèves ont aujourd’hui. Ces jeunes filles et ces jeunes garçons sont investis dans un projet pluridisciplinaire : l’histoire, l’éducation civique, la documentation, l’éducation musicale, le français et l’espagnol y prennent part.

Intitulé « La route de la mémoire », ce projet a été initié pour dire « la part d’humanité qui doit être inaliénable » présente en chaque homme et chaque femme, pour reprendre les mots prononcés en 1994 par Dominique Borne, doyen de l’Inspection générale de l’histoire-géographie. Ces élèves sont d’origines diverses, à l’image du quartier mixte dans lequel se situe leur collège. Avec ce projet, il s’agit de les amener à se construire en tant que personne en lien avec autrui. Les enseignants impliqués les invitent à cerner toutes les dimensions de la Shoah et à réfléchir sur les enjeux des différents moments du projet : faut-il se rendre aujourd’hui à Birkenau ? Quel lien faire avec le cours d’histoire ? Qu’apporte la venue d’un témoin dans la classe ?

« J’ai trouvé cela limite irrespectueux, confie Rima. On va visiter un endroit où ils ont vraiment souffert. Mais nous, on n’aura rien. On va juste le visiter. Je me disais d’un côté ça pouvait être bien parce qu’on n’oublie pas. C’est bien de ne pas oublier[2]. »

Magda les encourage à dépasser leur peur, à s’ouvrir à la vie. « Elle aurait pu en vouloir à la terre entière. En fait non. Elle dégage beaucoup de joie[3]. », constate Alexandra.

Photographier pour déranger la mort

Le projet consistait à partir prendre des photos sur le site d’Auschwitz-Birkenau. Le risque était que certains soient choqués d’imaginer ou de voir ces adolescents avec leur appareil jetable marcher dans le camp, fustigeant une attitude touristique dans un lieu qui ne s’y prête pas. Mais l’idée a été soumise au Mémorial de la Shoah et acceptée.

Un tel déplacement se prépare, notamment pour parer au dénigrement qui peut frapper une entreprise pédagogique sur un lieu concentrationnaire. La photographie, par exemple, peut témoigner d’une disparition parce que chaque photo invite à la regarder indéfiniment, comme si elle charriait quelque chose d’interminable. Parfois même, elle peut déranger la mort[4], pour reprendre l’expression de l’écrivain et photographe Denis Roche.

Par un retournement de situation, l’appareil photo jetable, objet de consommation, est devenu, dans le respect du camp, un medium donnant du sens à la présence des élèves.

Pendant la visite, certains se sont écartés du groupe pour prendre le temps de réfléchir à cette présence. Avant ou après, ils ont appuyé sur le bouton de leur appareil. À leur retour, trente et une photographies ont été retenues et commentées. Dans un album constitué à la fin du projet apparaissent les thèmes suivants : déportation, concentration, extermination, témoignage, transmission.

Pas d’indifférence ni hostilité ni superficialité constatées chez les élèves, mais une capacité créative issue d’une prise de conscience. Ce qu’ils ont fixé, c’est surtout l’immensité, le vide, le silence. Rares sont les photos qui font apparaître des personnes. L’une représente un photographe : « C’est très impressionnant de voir une personne seule dans un endroit immense, où il y a eu tant de monde auparavant, ont écritHouda, Lucille et Elodie en légende. Cet homme nous fait penser aux photographes des camps, particulièrement à ceux qui se cachaient pour garder des preuves de ce qui se passait. Mais le photographe d’aujourd’hui est libre. Que photographie-t-il ? Un paysage très calme, paisible. L’image est sans doute belle, mais la photographie est trompeuse… » De quoi interroger le sens et les limites de la pratique photographique en ce lieu métonymique qu’est Auschwitz-Birkenau.

Une route intérieure sans fin

Chez elle, Magda Hollander-Lafon regarde les photographies prises par les élèves. Elle raconte être elle-même surprise par cette immensité car elle ne l’avait pas mesurée à l’époque de sa déportation : beaucoup de baraquements ont disparu depuis, et les déportés étaient très nombreux…

Le voyage a eu lieu au début du mois de décembre tandis qu’elle y fut déportée du printemps à août 1944. Contrairement aux élèves, Magda n’a pas vu le camp sous la neige. Aussi, dans un premier temps, elle ne reconnaît pas bien les lieux, puis elle se met à parler des meurtres par insolation orchestrés par les nazis.

Sous une photo montrant l’entrée du camp, les élèves ont écrit avoir l’impression d’une route intérieure sans fin : « C’est vrai, c’est une route qui mène vers la mort, c’est une route sans fin. C’est très juste[5]. », commente-t-elle. En vivant cette expérience de transmission par la photographie dans un cadre historique, culturel et cognitif, ces élèves font grandir leur conscience morale, leur sentiment de responsabilité et leur ouverture à l’autre.

Créer pour transmettre

Comme ces élèves sont aussi de jeunes habitants, un lien constant a été établi avec les familles et la ville de Rennes autour de certaines activités prévues dans le cadre du projet. D’autres personnes que Magda interviennent auprès d’eux : un ancien résistant rescapé du camp de concentration de Mauthausen, deux femmes rescapées des camps, une enfant cachée…

Travaillant sur les massacres et génocides ainsi que sur l’action non violente, Jacques Semelin, chercheur et professeur à Sciences Po Paris, doit les rencontrer un après-midi. Et eux-mêmes introduiront sa conférence à l’Hôtel de ville par leurs commentaires des photographies. Une belle reconnaissance pour des jeunes issus d’un quartier populaire !

Les élèves ont continué d’exprimer leur ressenti à travers des chants qu’ils ont écrits et composés eux-mêmes. Dans le cadre de ce projet, ils ont découvert la musique klezmer, plus largement la culture juive, et ont établi des comparaisons avec la musique qu’ils écoutent en grande majorité, le rap. Ils ont discuté de l’(in)adéquation de ce genre musical avec le thème travaillé, de ce qui est arrivé au monde, de ce qui arrive aujourd’hui, de ce qui peut encore lui arriver.

Sorte d’aboutissement de cette route parcourue ensemble, tous les supports et contenus produits ont été remis par leur soin dans une valise en carton, symbole ici à la fois de disparition et de transmission. Elle fut déposée au Mémorial de la Shoah.

Un soir, en fin d’hiver, ils ont animé une rencontre publique dans une bibliothèque municipale du quartier du collège, après avoir, quelques jours auparavant, distribué aux habitants des exemplaires de trois livres qu’ils avaient eux-mêmes étudiés en classe : Une petite fille privilégiée, deFrancine Christophe (L’Harmattan, 1996), Matin brun, de Franck Pavloff (Cheyne, 2002), et La Non-violence expliquée à mes filles, de Jacques Semelin (Seuil, 2000). Magda leur a alors dit : « Vous avez été enseignés. Ce soir c’est vous qui avez enseigné aux autres. C’est super ! »

Quelque temps plus tard, ils ont présenté et expliqué leurs photos à des CM2 d’une école proche du collège, après une préparation avec le maître et leur enseignant d’histoire.

Au demeurant, les collégiennes et collégiens de ce quartier populaire se sont appropriés le projet et sont devenus actrices et acteurs de la transmission, « témoins des témoins » pour reprendre leur expression. Même si des jeunes comme Rima ont senti l’indicible, que « Personne ne témoigne pour le témoin », pour rappeler les vers traduits en français du poète Paul Celan[6].

Être « les témoins des témoins »

Voulant saisir le cheminement des adolescents, leurs recherches, leurs errements, leurs volontés, leurs prises de conscience, sans omettre la diversité des points de vue, le documentariste Hubert Budor s’est lancé dès le début du projet pédagogique dans la réalisation d’un film, en suivant les élèves. L’Histoire en cours a été co-réalisé avec Matthieu Chevallier.

« En tout premier lieu, ces adolescents, qui vivaient dans un quartier périphérique de Rennes très vivant, mais peu visible, nous intéressaient car ils représentaient une véritable diversité culturelle. Elle symbolisait une France à venir, a écrit le cinéaste. Rencontrant, dès leur enfance, des camarades d’origine diverse, leur rapport était différent de celui de leurs parents et d’autres aînés. […] Très vite, il s’est avéré que les images que nous prenions d’eux posaient rarement des problèmes[7]. »

Pour le documentariste, les rencontres entre les collégiens et Magda ont révélé des personnalités sensibles, respectueuses et empathiques, investies et sincères. C’est que, comme en ont témoigné les concernés, « lors de notre première rencontre avec Magda, nous avons été surpris car elle ne nous a pas fait son récit mais nous a posé plein de questions sur les sujets suivants : ce qu’est pour nous un Juif ; si nous faisions une différence entre antisémitisme et racisme ; si nous avons déjà été victime de violence verbale ou physique ; ce que nous pensions du racisme ; sur notre prénom (elle voit un grand intérêt à nous appeler par nos prénoms et les a notés tous sur un papier pour les apprendre).

Elle est également contre toutes les généralisations : « les » Allemands, « les » Juifs, « les » gens. »

Magda précise : « La transmission, pour moi, est un appel à la vie. Le danger serait d’enfermer la génération montante dans une mémoire uniquement douloureuse. J’essaie de conscientiser les jeunes, de les inviter par mes questions à ce qu’ils se sentent responsables de leurs paroles. Alors que tout mon désir, c’est de transmettre une mémoire de façon à mobiliser chez chacun un appel à la vie. Je ressens une immense responsabilité de ne pas charger les jeunes de la lourdeur de mon passé. La foi en la vie reçue de l’au-delà de moi inspire toute mes interventions. J’ai une foi et une immense confiance en tous ces jeunes qui sont en face de moi. Ce qui est important pour moi, c’est de les conscientiser pour qu’ils deviennent vigilants et responsables de leur propre vie. Je leur dis : ‘‘Demain, c’est dans le creux de votre main’’[8]

La pédagogie menée a été celle de la confiance, patiente face aux difficultés, aux mots qui se cherchent, notamment face au racisme auquel ces jeunes peuvent être confrontés. Quelle que soit leur origine, les jeunes filles et jeunes garçons du projet « La route de la mémoire » ont montré leur capacité à écouter et regarder, dialoguer, créer et transmettre, par un devoir d’histoire qui n’exclut pas l’émotion et un travail de mémoire.

Un des chants écrits par les élèves, intitulé « Le monde idéal », se termine ainsi : « Nous nous souhaitons un monde sans guerre/Où tout le monde s’aime et sans frontière/Mais sur terre c’est parfois l’enfer/A quoi ça sert de parler du passé/ Si personne ne s’en sert[9]. »

J’envisagerai aujourd’hui le projet exactement de la même manière quant à la place philosophique, spirituelle, à donner à l’humain. Puisse cette route de la mémoire, ce cheminement, proposé au sein de l’école laïque, cette rencontre avec Magda avoir donné à ces adolescentes et adolescents d’hier, femmes et hommes d’aujourd’hui, la force de continuer d’aller vers les autres. Puisse-t-elle leur avoir donné la conscience de leur responsabilité d’autrui et celle de construire du commun.

Pour aller plus loin :

  • http://lesamisdemagda.fr/2015/03/ : Auschwitz-Birkenau, des jeunes témoignent. Le projet « La route de la mémoire », production et réflexions.
  • http://lesamisdemagda.fr/2015/02/ : entretien du professeur d’histoire avec Magda Hollander-Lafon. « Je ne pouvais plus me taire » – Place et positionnement éthique du « témoin » de la Shoah et de celles et ceux qui transmettent.
  • https://bed.bzh/fr/films/lhistoire-en-cours/ : Hubert Budor et Matthieu Chevallier, L’Histoire en cours, documentaire (52 mn), Rennes, Aligal Production, 2007.
  • Gilles Ollivier et Hubert Budor, Médias et mémoires à l’École de la République : construction, instrumentalisation, pouvoirs, « Des images pour éduquer contre Auschwitz, des élèves dans la fabrique de l’image », V. Marie et N. Lucas (dir.), Paris, collection « Enseigner autrement », Le Manuscrit Recherche-Université, 2010, pp. 79-115 : le projet « La route de la mémoire », objectifs, déroulé, productions, abordé par l’enseignant d’histoire et le cinéaste documentariste.

Magda Hollander-Lafon :

  • Quatre petits bouts de pain. Des ténèbres à la joie, Paris, Albin Michel, 2012, 147 p. : témoignage sur la Shoah et méditation sur la vie.
  • Demain au creux de nos mains, Paris, Bayard, 156 p. : un appel à la vie, particulièrement envoyé aux jeunes.

[1] L’histoire en cours, documentaire d’Hubert Budor et de Matthieu Chevallier, 2007.
[2] Documentaire cité.
[3] Idem.
[4] Denis Roche, La Photographie est interminable. Entretien avec Gilles Mora, Paris, Seuil, 2007.
[5] Documentaire cité.
[6] « Aschenglorie » (« Gloire de cendres ») dans le recueil Atemwende (Renverse du souffle), 1967. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, 2003, p. 78.
[7] Hubert Budor et Gilles Ollivier, « Des images pour éduquer contre Auschwitz, des élèves dans la fabrique de l’image », Médias et mémoires à l’École de la République, p. 99.
[8] « Je ne pouvais plus me taire », Les amis de Magda (Vivre en paix ensemble), 21 février 2015, lesamisdemagda.fr/2015/02/
[9] Les élèves de la classe de 3e C du collège les Chalais, Rennes, La Route de la mémoire. L’album, p.48.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Gilles Ollivier
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