The Return, d’Uberto Pasolini :
il faut imaginer Ulysse honteux

Uberto Pasolini crée des retrouvailles difficiles pour Ulysse et Pénélope, loin de la gloire et de la jeunesse. Il noue un drame familial dans un très modeste royaume, mais célèbre la soixantaine élégante et la force des liens grâce au couple mythique du Patient anglais : Juliette Binoche et Ralph Fiennes.

Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef

Comment s’imagine-t-on Ulysse ? Puissant et valeureux, le héros de la guerre contre les Troyens qui entra dans la ville assiégée grâce au subterfuge du cheval de bois dans lequel il s’était caché avec ses compagnons. Sans pitié, le soldat qui ensuite a massacré toute la ville. Oublieux, le voyageur qui a poursuivi sa route ensuite, mais sans ses compagnons, et sans égard pour sa femme, son fils et ses sujets qui l’attendaient à Ithaque. Les récits de ses exploits vingt années durant sont parvenus jusqu’à son île natale, au gré des visiteurs, alimentant le mythe, et le désarroi.

C’est navigant entre ces deux sentiments qu’Uberto Pasolini montre les habitants d’Ithaque : pas les citoyens d’une cité prospère, mais les occupants pauvres à peine vêtus d’une toge et de sandales, d’une petite île de Méditerranée baignée de soleil et d’épineux. Non pas les savants éclairés de la civilisation grecque antique flamboyante, mais des petits paysans et des soldats sans arme, se partageant les lieux et convoitant la couche de la reine Pénélope. Celle-ci (Juliette Binoche), à peine mieux parée que sa dame de compagnie, résiste à la pression de ses soupirants en promettant d’en choisir un quand elle aura fini de tisser son ouvrage, et pour reporter l’échéance se lève chaque nuit pour défaire son travail du jour.

Ceux qui ignorent la ruse de Pénélope – miroir de celle d’Ulysse à Troie : et si le pouvoir résidait dans la capacité à inventer des solutions ? – ne la comprendront pas forcément en regardant la reine pleurer sur son métier à tisser dans The Return. Le film paraît d’abord s’adresser à ceux qui se sont fait raconter les exploits d’Ulysse et de Pénélope, tels les habitants d’Ithaque qui ont recueilli des bribes, des anecdotes, à transmettre et à confronter, comme lors d’une scène phare du film où l’on se dit que peut-être, les légendes naissent ainsi, avec quelques âmes autour d’un feu. Ils ne sont pas tous d’accord d’ailleurs sur l’image à garder du roi absent : les a-t-il sauvés ou abandonnés ? Va-t-il revenir prendre ses fonctions ou poursuit-il sa vie au loin avec la cruelle Circé ? Son retour tant attendu sera-t-il spectaculaire ?

Contraint par son propre mythe

C’est la lecture inverse qu’en fait Uberto Pasolini : le retour d’Ulysse à Ithaque passe complètement inaperçu. Le héros de la guerre de Troie, qui s’échoue sur la plage pendant les premières minutes du film, est un soldat vieilli, absolument nu, au sens propre et au sens figuré, car hanté par le souvenir de ses compagnons morts et la honte d’avoir survécu pour rentrer au pays sans eux. Il ne se sent ni noble ni digne de refaire surface, et s’il embrasse sa terre et son vieux père mort de chagrin c’est pour mieux se cacher ensuite parmi les humbles. Ainsi Ulysse n’espère-t-il pas, selon le cinéaste, reconquérir femme, fils et trône. C’est le poids du mythe qui l’y contraint.

Il faut imaginer Ulysse honteux, suggère The Return, que la mise en scène sobre et presque austère tire vers le conte philosophique et le drame familial intimiste : dans cette terre de peu où l’on se plante un poignard dans le ventre nu au moindre affront, le seul véritable objet de désir semble être la reine elle-même. Mais ce monument de dignité qui aura attendu vingt ans le retour de son mari le voudra-t-il encore en le voyant ? Et leur fils Télémaque ? Comment se retrouver après tant de temps et tant de sang ? Comment relier le mythe et l’homme ? Comment reconstruire des relations défaites ?

Le vieux chien qui s’autorise à expirer après avoir senti l’odeur de son maître, la colère du fils, la scène de l’arc : Uberto Pasolini passe par les étapes marquantes du retour d’Ulysse, mais dans une salle du trône d’ombre et de pierre où l’enjeu se déporte sur la célébration d’un couple vieilli, où des corps de soixante ans se montrent beaux et élégants ainsi parés d’authentique plutôt que d’épique. Les retrouvailles des comédiens du Patient anglais se superposent ainsi à celles d’Ulysse et Pénélope, jouant sur un mode tamisé mais convaincant leur version de La Chanson des vieux amants.

I. M.

The Return, le retour d’Ulysse, film d’Uberto Pasolini, avec Ralph Fiennes, Juliette Binoche, Charlie Plummer, Marwan Kenzari, Claudio Santamaria. En salles ce 18 juin.


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