Des cartes (postales) pour jouer : "Tout", par Sophie Calle

"Tout", par Sophie CalleImaginons que, à l’ancienne mode, vous décidiez d’envoyer des cartes de vœux à tous vos amis. À l’ancienne mode puisque bien des gens ont remplacé la calligraphie soignée et les longues phrases par des SMS et autres messages sur les réseaux sociaux. Donc imaginons…
Voici un coffret qui pourrait vous être fort utile. Il s’appelle Tout et contient cinquante cartes dont certaines se réduisent à une simple photo, mais photo prise par une artiste, et d’autres sont accompagnées d’un texte sur lequel nous reviendrons. Outre que ces cartes sont souvent belles, souvent mystérieuses aussi, elles ont une unité puisque toutes sont de Sophie Calle, et publiées chez Actes Sud, son éditeur depuis trente ans.
Vos cinquante destinataires ne se connaissent sans doute pas mais vous avez joué à la façon de l’auteur : vous les avez liés par ce jeu de cartes postales et pouvez leur proposer de se rencontrer, par exemple à votre anniversaire. S’il se déroule le 9 octobre et que par hasard vous fêtez vos cinquante-deux ans, vous pouvez les inviter tous (à condition qu’ils soient tous célibataires) avec Sophie Calle. C’est en effet ce qu’elle proposait entre 1980 et 1993. A l’âge de quarante ans, elle a interrompu ce rituel que vous pourriez ainsi prolonger.

 

Le parcours d’une artiste

Les cartes postales resteront peut-être dans leur bel étui doré et serviront à un autre usage, cela dit. Commençons par le plus simple, le plus évident : se faire une idée du parcours de l’artiste depuis 1980. Ce n’était pas forcément très engageant. Elle avait suivi un homme jusqu’à Venise, ayant appris le soir même qu’il s’y rendait le jour où, par hasard, elle l’avait suivi. Trois ans plus tard, ayant trouvé un agenda, elle s’était mise en quête de toutes les personnes dont le nom figurait là pour s’informer sur le propriétaire, mieux le connaître.
L’exercice est réversible : elle s’est fait suivre par un détective de l’agence Duluc mandaté par sa mère et des photos d’elle avait été prises, qui témoignaient de cette expérience. Suivre, être suivie, être accompagnée, être allongée près de, dormir avec… Bien des propositions artistiques de Sophie Calle tournent autour d’un ou d’une autre. Une carte semble donner la clé. On la voit sur une plage à l’âge de deux ans :
« Ma mère m’avait confiée à un groupe d’enfants. J’étais la plus petite, ils jouèrent à se débarrasser de moi. Ils se groupaient, se parlaient en chuchotant, éclataient de rire et détalaient dès que j’approchais d’eux. Moi, je leur courais après et je hurlais “Attendez-moi, attendez-moi !” Ça m’est resté. »

Jeux sur la solitude et l’abandon

L’œuvre de Sophie Calle tourne souvent autour de la solitude, de l’abandon, de la peur d’être sans un autre. Elle en joue mais c’est une façon de déjouer cette peur qu’on lit dans plusieurs travaux qu’elle montre. L’invention du site « transport-amoureux.vu » en est une illustration. La règle est de déposer sur ce site un message à l’inconnu qu’on aurait aimé aborder, à qui on aurait aimé parler. Pour le dire autrement, ce pourrait être une variante du poème de Baudelaire À une passante. On oserait s’approcher de celui ou celle qui vous bouleverse ou vous émeut. On ne manquerait pas l’occasion, pour reprendre les mots de Sophie Calle sur cette carte rose (qu’on pourra utiliser à la Saint-Valentin, si, outre les vœux de Nouvel An, on veut célébrer des fêtes devenues vain commerce).
La séparation occupe une place singulière dans l’œuvre. Après avoir connu une rupture, elle voyage avec l’homme dont elle s’est séparée et ils se filment dans No sex last night. Ou bien elle demande à des inconnus « Quand avez-vous le plus souffert ? » Une lettre de rupture s’achevant par « Prenez soin de vous » donne lieu à 107 interprétations de cette lettre par des professionnelles qui la dansent, la chantent, l’analysent ou la jouent. Le couple et ses secrets est mis en scène : chacun enferme un secret dans un coffre-fort installé dans l’appartement. Deux secrets sont donc là, à portée de ceux qui les ont déposés. À Burthulet, bourgade des Côtes d’Armor, tous les secrets des villageois sont enterrés sous une pierre tombale.
 

Une “faiseuse d’histoires”

Hervé Guibert qualifiait Sophie Calle de « faiseuse d’histoires ». Pas au sens de celle qui colporte des ragots ou en crée de mauvaises, mais de celle qui transforme en objet vivant un sentiment, une émotion. Ce recueil de cartes porte en lui la mélancolie. La mort de sa mère, le voyage vers le pôle pour y laisser des bijoux et autres objets ayant appartenu à la seule personne de sa parenté dont elle parle, les images de cimetière, les messages affichés ici et là, tout renvoie à un manque, à une perte, à une attente.
Où pourriez-vous m’emmener ? » fait-elle afficher sur un panneau lumineux du péage de Saint-Arnoult. Mais ce sentiment du manque la lie aux autres, ou les amène à jouer avec elle, qui garde la maitrise. Comme l’écrit Christine Macel, critique d’art, son travail consiste en « l’association d’une image et d’une narration autour d’un jeu ou d’un rituel autobiographique, qui tente de conjurer l’angoisse de l’absence, tout en créant une relation à l’autre contrôlée par l’artiste ».
 

Des contraintes ludiques

À ces jeux trop personnels, qui semblent autant de miroirs dans lesquels elle se montre, on pourra préférer des contraintes plus ludiques. Ainsi, celle du régime chromatique que lui propose Paul Auster. Chaque jour est celui d’une couleur. Le jour du blanc, on ne mangera que du riz, du poulet à la crème, une meringue surmontée de Chantilly, par exemple.
Ou bien, du même Paul Auster, la contrainte d’une lettre sous laquelle la journée est placée. La carte postale ne donne pas de précision mais montre Sophie Calle entourée d’animaux empaillée…
Les amateurs de descriptions (qu’ils enseignent les Lettres ou les Arts plastiques) aimeront particulièrement ces propositions de l’artiste : faire décrire ce qu’il y avait dans des cadres restés vides, sur des murs de musée dont les œuvres ont été prêtées, ou volées.
Bref, si la période des vœux est passée ou que vous avez renoncé à envoyer des cartes, conservez précieusement ce beau jeu qui forme un tout, et jouez !

Norbert Czarny

 
• Tout Sophie Calle, Actes Sud, coffret de 50 cartes postales.

Norbert Czarny
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