Tragédie et tragique de la passion :
notes sur Andromaque, de Racine

Au programme des classes de seconde, l’étude de la tragédie classique passe par les héros raciniens. En quoi sont-ils tragiques, s’abandonnant à leur passion avec conscience de leur déraison ? Étude du monologue d’Oreste (acte V, scène 4).

Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

Au programme des classes de seconde, l’étude de la tragédie classique passe par les héros raciniens. En quoi sont-ils tragiques, s’abandonnant à leur passion avec conscience de leur déraison ? Étude du monologue d’Oreste (acte V, scène 4).

Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

L’étude de la tragédie classique au programme des classes de seconde revêt en général deux formes : l’étude du genre tragique et l’étude du registre tragique. Le genre désigne les règles de composition d’une tragédie, concernant le choix des personnages (supérieurs à la moyenne des hommes, liés entre eux par le sang ou par la condition), la nature de l’action (un moment de crise et son dénouement), le développement de l’action (péripéties, reconnaissance et catastrophe). Les registres, quant à eux, portent sur les effets de l’action sur les personnages (dramatique, pathétique ou tragique) et sur les réactions des spectateurs (crainte, pitié, horreur, admiration).

Tous ces principes trouvent leur source dans La Poétique d’Aristote, qui n’est pas pour autant une théorie du théâtre composée avant la création des grandes œuvres d’Eschyle, Sophocle ou Euripide. Il s’agit d’une synthèse écrite un siècle après l’invention de la tragédie et que les doctes français du XVIIe siècle ont érigée en norme absolue, immortalisée par Boileau dans son Art poétique (« Qu’en un jour, en un lieu un seul fait accompli/Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »).

Nos auteurs classiques, en premier lieu Corneille et Racine, ne cesseront les uns et les autres de se justifier, mais plus encore que de discuter de leur fidélité aux règles, il importe de regarder quel genre de héros de tragédie ils ont représenté et quel type de tragique ils ont conçu.

Valeurs morales contre valeurs sentimentales

Le héros de tragédie poursuit toujours un objectif bien au-dessus des forces des hommes ordinaires, il se donne une entreprise folle aux yeux de monde, suscitant chez le spectateur horreur ou admiration. C’est, par exemple, la gloire au prix du sang des siens pour Horace ou pour Polyeucte chez Corneille, c’est l’amour absolu pour Phèdre ou Bérénice au mépris total de l’ordre moral ou de l’ordre politique chez Racine. Chaque auteur a sa préférence : Corneille aime peindre les héros qui se dominent et sont grands parce qu’ils s’élèvent au-dessus de leurs émotions. Auguste peut dire ainsi dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers » ; tandis que Racine aime peindre les héros qui ne se dominent pas et sont grands par leur lutte.

L’opposition est bien connue, La Bruyère l’a formalisée dans ses Caractères : « Corneille peint les hommes comme ils devraient être (capables de se dominer), Racine les peint tels qu’ils sont (des êtres déchirés entre valeurs morales et valeurs sentimentales) ». Quoi qu’il en soit, le héros de tragédie ne serait pas si tragique s’il n’avait pas conscience de sa démesure et des risques encourus pour atteindre son but.

En d’autres termes, c’est la conscience du mal causé à soi ou aux autres pour parvenir à ses fins qui rend le héros tragique : ce dernier se voit côtoyer les précipices en visant le sommet. Se détruire s’il le faut pour aller jusqu’au bout de son rêve, tel est le spectacle de nombreux héros qui, comme Oreste, peuvent dire : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. » Oreste ne dit pas que la passion est aveugle, il dit : je suis comme un aveugle, c’est-à-dire, je serai volontairement, lucidement, aveugle à la réalité funeste de mon amour.

Le destin n’est pas à comprendre comme un élément extérieur à soi, voulu par les dieux et surnaturel, mais comme une force dominante, imposée par nos passions ou nos idéaux. C’est cette crise de la conscience tragique, conscience de sa déraison et pourtant abandon total à sa passion, qu’il peut être intéressant d’étudier dans une pièce comme Andromaque, où chaque héros s’étonne de sa déraison, s’en désespère et s’en exalte tour à tour : Pyrrhus, Hermione, Oreste, Andromaque même, du moins aux yeux de sa confidente Cléone. L’action (et les péripéties) oscille ainsi entre abandon à la passion et sursaut de la raison, alternance de honte assumée et de dignité restaurée, comme en témoignent les revirements des uns et des autres, et notamment d’Oreste.

Explication : monologue d’Oreste (Andromaque, acte V, scène 4, vers 1565-1582)

Que vois-je ? est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ! J’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire ;
J’assassine à regret un roi que je révère ;
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains
Ceux-même des autels où ma fureur l’assiège :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets,
Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j’épouse la rage. Et quand je l’ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l’aime ! Et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !
Et l’ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !

Contextualisation

Cette scène intervient au dénouement (acte V), après qu’Oreste, à la demande d’Hermione, ait tué Pyrrhus sur le point d’épouser Andromaque. Rapportant la mort de Pyrrhus à celle qui la lui avait commandée, Oreste se voit chassé par Hermione qui, folle de douleur et de colère, court se suicider sur le corps de son unique amour. Désormais seul et scandalisé, Oreste cherche à comprendre ce qui s’est passé et se demande s’il est vraiment le « monstre furieux » dont l’a qualifié Hermione à la scène précédente (vers 1579)

Commentaire

Oreste s’auto-analyse, conformément aux fonctions du monologue classique qui extériorise un débat intérieur préludant à une décision. Il prend conscience de sa lente déchéance morale qu’il attribue entièrement à son aveuglement pour Hermione. Se livrant alors à une autopsie de sa perdition, il note toutes les preuves d’amour qu’il a données à Hermione (première partie de son monologue) pour finalement n’en retirer qu’un jugement injuste, le blâme sans appel d’une « ingrate » assassine (deuxième partie).

Son monologue est la prise de conscience d’une longue descente aux enfers : son obéissance aux volontés d’Hermione s’est traduite non par le mérite reconnu et récompensé d’un chevalier servant mais par une indignité croissante, culpabilisatrice et dévastatrice : le non-respect de ses devoirs envers un roi, envers sa morale, envers les dieux : « Je deviens parricide, assassin, sacrilège » (vers 1574).

Le tragique de la passion est cet aveuglement sur soi-même qui finit par devenir intenable. Il lui faut être définitivement abandonné (« Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux », vers 1580) pour que, bien obligé de renoncer à son chemin de croix, Oreste cherche une issue à son déshonneur.

Ce monologue précède la folie qui s’empare de lui dès la scène suivante (scène 5 de l’acte V), euphémisation de la mort tragique. Cette folie marquée par des hallucinations et un délire n’est autre que le dénouement logique d’une passion incontrôlable et incontrôlée. Hermione accusait Oreste d’être un monstre furieux, meurtrier de l’homme qu’elle aimait, Oreste se reconnait monstrueux d’avoir étouffé la raison en lui (v. 1569). S’il admet qu’il est coupable, c’est d’abord d’un crime envers lui-même : verdict insupportable et en effet digne de rendre fou.

Le tragique de ce dénouement est accru par un événement imprévu survenu lors des toutes premières représentations d’Andromaque : la mort sur scène de l’acteur qui jouait Oreste. Cet acteur n’était autre que l’un des plus fameux comédiens de l’époque, acteur attitré de l’hôtel de Bourgogne et auteur à ses heures, Montfleury, célèbre pour sa corpulence, sa voix et ses grands effets oratoires qui était terrassé par une crise cardiaque dans la scène finale de sa folie. Étrange correspondance :         u moment où Racine faisait dire à Pylade parlant d’Oreste (v. 1645) : « Il perd le sentiment » (c’est-à-dire : il s’évanouit), Monfleury s’écroulait, à 59 ans.

Pour ses contemporains, Racine fut à jamais l’auteur d’Andromaque. C’est à juste titre que cette pièce reste la plus intéressante à étudier en classe : pour son arrière-plan historique (la guerre de Troie et ses héros), ses thématiques éternelles (le devoir de mémoire, l’amour maternel), ses thématiques littéraires (la galanterie au théâtre, le langage de la passion) et son exemplarité en matière de tragique.

P. C.

Pour aller plus loin :

Article de Pierre Larthomas : « Jouer Racine », in L’information grammaticale, n° 106, 2005 (étude remarquable d’Andromaque et de Racine auteur dramatique).


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Pascal Caglar
Pascal Caglar
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