«Trissotin ou les Femmes savantes», de Molière, mise en scène Macha Makeïeff

Un grand moment de bonheur au Théâtre La Scala

Comment expliquer un succès qui ne se dément pas depuis quatre ans ? Quel est le secret de ce Trissotin ou les femmes savantes, mis en scène par Macha Makéieff, créé pour les Nuits de Fourvière à Lyon en juillet 2015 puis repris à Marseille dans sa maison mère du Théâtre de la Criée, avant d’entamer une tournée en région puis au-delà, jusqu’en Chine, avec, pour dernière escale, le théâtre de la Scala à Paris ?

Résoudre cette énigme c’est revenir à la question de fond : qu’est-ce que jouer un classique ?


Pour Macha Makéieff il ne suffit pas de se reposer sur un texte au propos éternel, il faut montrer que ce texte peut se prêter à d’étonnants parallélismes d’époque, à des mises en situation contemporaine tout en restant lui-même, à savoir un texte qui interroge le mariage, les relations homme/femme, les formes du désir, bref l’universel de la condition humaine. La transposition de la pièce dans nos années 70, le décor, les costumes, les caractères, les musiques, les objets sur scène, tout est pour le spectateur d’une intelligence évidente, d’une imagination signifiante, d’un décalage temporel à la fois comique et lumineux.
Citons deux superbes réussites anachroniques : l’usage du micro par Trissotin et l’usage du dictaphone par Philaminte ; mentionnons encore deux oppositions matérielles hautement symboliques des enjeux domestiques : le verres à whisky du côté de Chrysale, les tubes à essai du côté de Philaminte, et saluons enfin la bonne inspiration des passages chantés, notamment par Bélise, ou dansés (par Chrysale).
Mais l’intelligence du spectacle c’est aussi la fascinante épaisseur donnée au personnage de Trissotin, véritable gourou manipulant ces femmes savantes à la manière d’un régent de secte. Doté d’une sexualité équivoque, aux antipodes de la masculinité bien bourgeoise de Chrysale, ce Trissotin est à Philaminte ce que Tartuffe était à Orgon : le sauveur espéré, le dieu qui s’avère n’être qu’un vulgaire escroc. Molière aime les imposteurs, les intrus et les incrustés, depuis les faux marquis des Précieuses ridicules jusqu’au faux médecin du Malade imaginaire. Tout son théâtre dénonce avec humour ou humeur le pouvoir des faussaires de toutes sortes, des lettres, de la foi ou de la science. Trissotin chassé, comme Tartuffe, ira n’en doutons pas, en duper d’autres.
S’il y a ainsi de la duplicité chez quelques-uns, il y a de la complexité chez beaucoup d’autres. Là encore c’est tout le talent de la mise en scène et du jeu des acteurs de ce Trissotin que de faire sentir la profondeur de la psychologie humaine sous des apparences de personnages assez lisses : que veulent vraiment des deux sœurs Armande et Henriette ? La liberté ? L’amour ? Pour qui le fond du cœur de Clitandre bat-il vraiment ? Qu’est-ce qu’être mari et femme dans le mariage ? Marie-Armelle Deguy et Vincent Winterhalter campent ici deux savoureux Philaminte et Chrysale, feignant de ne pas voir le désastre de leur couple, la première cherchant l’évasion dans la science, le second le refuge dans le passé.
Ce Trissotin est donc bien plus qu’une remise en question du féminisme à l’âge de la préciosité, mais l’observation amusée des efforts déployés par les uns et les autres pour exister. Comme l’aurait dit Clément Rosset, le réel est ici une chose bien difficile à admettre, au point que chacun joue à s’y ajuster à sa façon, au prix de petits mensonges pour les uns ou de grande folie pour la plus extrémiste d’entre eux, Bélise la célibataire qui ne vous l’avouera jamais.
De pareils spectacles, on ne le dira jamais assez, sont une chance merveilleuse pour les professeurs qui peuvent y emmener leurs classes, une stimulation bien supérieure à la lecture de n’importe quel ouvrage parascolaire. Le Théâtre de la Scala-Paris, comme beaucoup d’autres qui ont accueilli cette pièce, a d’ailleurs mis en place de nombreuses rencontres et bords de plateau, ainsi que de stimulants ateliers scolaires sous la direction de Françoise Gomez chargée de mission développement culturel au Rectorat de Paris : initiatives chères au monde enseignant.

Pascal Caglar

• La Scala Paris, 13, boulevard de Strasbourg, Paris, 10e.
Interview de Françoise Gomez.
Molière dans l’École des lettres.

Pascal Caglar
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