Un beau roman sauvé de l'oubli : "Stoner", de John Williams, traduit de l'américain par Anna Gavalda

La différence entre les livres et les produits laitiers est que les premiers n’ont pas de date de péremption. On peut les ouvrir n’importe quand, pour peu qu’un libraire ou bibliothécaire en conserve des exemplaires.

Ainsi, Stoner, roman de John Williams paru fin août 2011 en France fait-il partie de ces romans sauvés à deux reprises au moins, et méritant qu’on les lise, même s’ils ne sont plus dans l’actualité (notion toute relative).

Publié une première fois en 1965, Stoner tombe dans l’oubli jusqu’à ce que le romancier Colum Mac Cann dise tout le bien qu’il en pense et achète cinquante exemplaires qu’il offre à ses amis.

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Un roman émouvant et intemporel

Anna Gavalda veut lire ce roman vanté par son confrère américain et s’aperçoit qu’il n’a jamais paru en France. Elle fait acheter les droits par son éditeur… et le traduit. Grâces soient rendues à ces deux écrivains qui nous permettent de lire un roman émouvant, intemporel, qui pose des questions auxquelles nous ne pouvons répondre aisément.

Stoner est l’histoire d’un jeune homme pauvre, fils de fermiers du Missouri, qui réussit à entrer à l’université de son État, Columbia, pour y étudier la littérature anglaise. Nous sommes au début du XXe siècle et le jeune étudiant deviendra assistant, maître de conférences, bâtissant toute son existence autour de cette université. Il lui sacrifie tout, consacre l’essentiel de sa vie à ses étudiants, ne compte jamais son temps pour préparer ses cours, corriger les travaux, suivre et encadrer les thèses. Spécialiste de la Renaissance anglaise, grand érudit, il pourrait connaître une carrière brillante dans l’une des grandes universités de l’Est américain. Mais c’est sans compter toutes les guerres que William Stoner doit mener.

D’abord pour s’affranchir, non sans souffrir, du monde de ses origines. Ses parents sont loin d’être hostiles à sa vocation, mais rompre est une façon de trahir. C’est, pour commencer, une question de langage. Au parler paysan des siens, à leur rudesse, il oppose la langue du savoir et le raffinement. Rien de violent dans cette opposition ; le déchirement plutôt, la souffrance de l’éloignement, qui sera particulièrement marquée quand son père, puis sa mère mourront.

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Une descente aux enfers

Stoner renonce ensuite à s’engager comme soldat en 1917. Il ne partage donc pas l’élan de sa génération, se singularise. Il perd en France l’un de ses rares amis et ne connaît pas cette forme de fraternité qui naît de l’épreuve commune, traversée. Mais c’est dans le foyer domestique et à l’université que la guerre est la plus dure.

Tombé fou amoureux d’Edith, une fille de banquier de Saint-Louis, il l’épouse. Elle est prisonnière de conventions multiples qu’elle impose à son mari, victime de crises hystériques aussi. Ils ont une fille, Grace, qu’elle s’acharne à détruire, de façon méthodique. D’abord en l’éloignant de William dont elle est la complice discrète et joyeuse, partageant son goût des livres et du silence, puis en imposant à la jeune fille des règles sociales insensées. Elle la transforme en poupée, l’oblige à fréquenter d’autres enfants ou adolescents pour qu’elle devienne « populaire ». Le sort de Grace est pitoyable et on laissera au lecteur le soin de découvrir ce qu’il en est exactement.

Quant aux tourments endurés par Stoner dans son département d’anglais, on se contentera de dire qu’ils détruisent son seul bonheur ; le lecteur, là encore, découvrira. Les mœurs du petit monde universitaire sont décrites avec précision. La mesquinerie des uns, la violence symbolique et réelle des autres apparaissent au fil des chapitres qu’on lit comme on tourne les pages d’un roman policier. Lomax, chef du département, y joue le rôle du méchant et on a la naïveté d’espérer sa chute…

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Un “classique”

Stoner est un roman sans âge, un classique pourrait-on écrire, tant il est traversé de questions dont nous n’avons pas les réponses. Qu’est-ce qu’être heureux ? Comment préserver ce qui nous est essentiel ? Et comment savoir ce qui nous est essentiel ?

Si réponse il y a, elle est dans la narration, dans la façon dont John Williams expose les faits et met le lecteur face aux situations. Si ce qu’il écrit du couple, du pouvoir et des rapports de force est désespérant comme certaines pages de Flaubert ou Maupassant, les moments de bonheur entre la bien nommée Grace et son père, ou la brève idylle que celui-ci connaît dans sa quarantaine sauvent son existence du gâchis ou du néant.

Norbert Czarny

 

• John Williams, “Stoner”, traduit de l’américain par Anna Gavalda, Le Dilettante, 2011, 384 p.

 

Norbert Czarny
Norbert Czarny

4 commentaires

  1. lu 2 fois ce livre
    Une histoire époustouflante mais qui s’approche de la réalité. Non on ne sort pas indemne de ce roman. Telle est la vie.Tout y est dit,au début le paysan qu’il aurait pu rester, l’adolescent, sa famille délaissée, sa fonction de professeur pas si gaie que ça, puis sa vie maritale avec ses déboires, ses fantaisies,pour finir par sa mort, ses pensées, ses regrets. Non on ne sort pas indemne de ce roman. Lp

  2. lu 2 fois ce livre
    Une histoire époustouflante mais qui s’approche de la réalité. Non on ne sort pas indemne de ce roman. Telle est la vie.Tout y est dit,au début le paysan qu’il aurait pu rester, l’adolescent, sa famille délaissée, sa fonction de professeur pas si gaie que ça, puis sa vie maritale avec ses déboires, ses fantaisies,pour finir par sa mort, ses pensées, ses regrets. Non on ne sort pas indemne de ce roman.

  3. Plongeon effectué, voilà un roman dont on ne sort pas indemne… Âpre et sans concession, comme la vie.

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