"La Vase", de Marguerite Bordat et Pierre Meunier

"La Vase", de Marguerite Bordat et Pierre Meunier
“La Vase”, de Marguerite Bordat et Pierre Meunier

« Ce n’est peut-être pas qu’elle soit inhospitalière ou jalouse ;
car, privée d’affection, si vous lui faites la moindre avance, elle s’attache à vous. 
»
Francis Ponge, Ode inachevée à la boue in Pièces (1962).

Pierre Meunier est sans doute le plus pongien des acteurs-dramaturges français. Tripatouilleur de matériaux et explorateurs de formes, il creuse, depuis vingt-cinq ans qu’il a créé sa compagnie (La Belle Meunière), un sillon unique dans le théâtre contemporain, entre performances, installations conceptuelles et jeux de scène désopilants.
Au cœur de sa réflexion : le monde, les choses, la matière. L’univers merveilleux du quotidien et sa kyrielle de sensations. Le concret, le physique, le pesant – la lourdeur des corps (pas seulement terrestre, d’ailleurs) est un des pôles d’attraction de ce faux professeur Newton et vrai produit des arts du cirque.
Le monde réel, Meunier l’appréhende comme une évidence paradoxale, un séduisant agrégat d’apparences à ne pas prendre pour argent comptant. Sa vérité, nous dit-il, est sous nos yeux et ailleurs à la fois. Jamais là où l’on croit qu’elle est.

Matière à étude

Non qu’il soit fuyant ou roublard, le monde ne se livre pas facilement. Il est pudique, ou réservé à qui sait l’observer, à qui veut bien apprendre à le comprendre. Du coup, Meunier fait de son théâtre un laboratoire où il mène des expériences (empiriques toujours !) propres à ravir les férus de pataphysique traditionnelle. Tout cela est drôle, délirant même, et se nourrit cependant de rencontres et d’ateliers de réflexion avec des artistes-chercheurs (scientifiques, philosophes, plasticiens, etc.).
« Nous avons travaillé, explique Marguerite Bordat, collaboratrice de Meunier depuis Le tas en 2002, avec des chercheurs qui ont des laboratoires aux Grands Ateliers à l’Isle d’Abeau près de Lyon et un programme de recherche intitulé Amàco (Atelier matière à construire). Tous travaillent sur les matériaux déconsidérés dans l’univers de la construction et sont très intéressés par les artistes qui expérimentent la matière. »
Le monde est donc envisagé comme un problème à résoudre. Non, encore une fois, qu’il fasse problème, mais il pose question. Il intrigue, inquiète, fascine Meunier qui s’en donne à cœur joie pour le surprendre, le prendre à son propre jeu.
 

(In)forme poétique

Aux côtés de Meunier sur scène, il y a des objets, qui sont de véritables partenaires. Des objets, et de la matière brute, dure, qui lui résiste forcément. Des pierres, du plastique, du sable, de la tôle, de la ferraille, des ressorts, des pneus, qui sont des outils qui s’ajoutent à d’autres outils pour façonner le réel, interroger son ontologie, sa force, ses mouvements, et ses métamorphoses comme forme de l’informe, espace de l’entre-deux par excellence – du non-monde, se demande encore le dramaturge.
Le théâtre de Meunier est un voyage poétique au cœur de la matière brute, de la recherche et de la fabrication industrielle. Il constitue un élan, un moyen comique d’accéder au monde, une invitation à en mieux connaître les rouages et à le respecter. Et, à le réinventer pour le plaisir, la beauté du geste artistique.
 

La vase

Son nouveau spectacle s’écarte, pour la première fois, du noyau dur de son travail. Dans une immense salle, quatre étranges laborantins s’affairent, tripotent, triturent, malaxent une matière grise et visqueuse. Entre méfiance et fascination. Ça chuinte, ça couine, ça cogne. On se croirait dans les usines Plastac de Mon oncle (Jacques Tati, 1958). Il faut « suivre le protocole », leur intime une voix off, tandis qu’une sorte de contrôleur commente la progression des travaux. La vase (ou la boue, ou l’argile) est ici à l’étude.
On comprend vite que l’affaire n’est pas aisée. Son élasticité s’avère récalcitrante, et échappe à la manipulation, et bientôt à tout contrôle. La matière, vivante et comme douée de sa propre intelligence, se lance à l’assaut des lieux et des hommes. Tout et tous s’en trouvent recouverts, les uns plongés dans un bain de volupté, les autres littéralement avalés par elle, et renvoyés aux sources opaques et minérales de l’existence.
 

Risque d’enlisement

Bien qu’un peu moins inspiré que lors de ses précédentes créations (Au milieu du désordre, 2008), l’alchimiste Meunier fait de sa vase un trésor de drôlerie. Le spectacle se divise en deux parties nettement distinctes. Dans la première, les hommes occupent l’espace. Ils sont maîtres de leur sujet, et d’une matière qu’ils soumettent à leurs expérimentations fantaisistes.
Le résultat, aux confins de la peinture et de l’art brut, les émerveille. Ils sont des « génies », savants aveugles d’un monde instable qu’ils maltraitent. Si bien que, durant la seconde partie, tout se met à leur échapper. Le beau monstre de boue se révolte et les engloutit tout à tour. Tout devient alors sur scène strictement visuel. L’espace baigne dans une ambiance de fin du monde, proprement fantastique. Le mou est à la fête, et reprend joyeusement ses droits.
De quelle menace visqueuse le spectacle de Meunier est-il la métaphore ? De la perte d’assises idéologiques ? Du brouillage des repères moraux, sociaux, intellectuels et religieux ? Ou de l’abandon d’une certaine légèreté de vivre ? La vase questionne « notre époque un peu informe, mouvante, inquiétante », nous dit Meunier. Et nous alerte assurément sur tout risque de dérapage ou d’enlisement.

Philippe Leclercq

 
• En tournée en province jusqu’à fin mai 2018. Après Strasbourg, Douai , Béthune, Mulhouse, Besançon, Besançon. – Du 14 au 16 mars, TNG et Biennale Musique en Scène, Lyon. – Les 20 et 21 mars, Lieu Unique, Nantes. – Les 15 et 16 mai, L’Hexagone, Meylan. – Du 23 au 25 mai, Théâtre Garonne, Toulouse.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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