Langues et cultures de l’Antiquité : Vivre dans la cité

Ulysse et les Sirènes
Ulysse et les Sirènes, vase grec à figures rouges, Ve siècle av. J.-C., British museum.

Ce parcours qui s’inscrit dans les nouveaux programmes de Langues et cultures de l’Antiquité a été réalisé par des élèves confinés, guidés par une professeure confinée elle aussi, dans un souci de « continuité pédagogique ». C’est pourquoi ses supports sont essentiellement audio et visuels, podcasts et iconographies accompagnant les textes.
Il peut tout aussi bien être fait par groupes, en classe, au CDI ou en salle informatique. Une séquence autour de la question « Tous citoyens ? Intégration, assimilation, exclusion » peut succéder à ce parcours.

Qu’est-ce qu’une cité ?
Ce que les mots nous apprennent

« Vivre dans la cité. » De prime abord, une interrogation s’impose à nous : faut-il traduire cette expression, ce thème proposé aux classes de Premières par les nouveaux programmes, par « in civitate vitam agere » ou bien par « in urbe vitam agere » ? Qu’est-ce qui convient ici le mieux ? La ville comme cité-civitas ou comme cité-urbs ? Le choix du mot n’est pas anodin puisqu’il entraîne à sa suite une foule de questions que soulève en français la notion de « cité », terme polysémique s’il en est.
Commencer le parcours avec les élèves par cette simple activité de traduction permet donc de s’interroger sur les sens multiples en français et en latin de ce mot : parle-t-on de « ville », d’« agglomération » , d’« État », ou de « patrie », de « république » ? Autant de termes rencontrés sur le site du Centre national des ressources textuelles et lexicales (https://www.cnrtl.fr/synonymie/cité/substantif).
La même réflexion doit s’initier en latin en consultant le Gaffiot en ligne (https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php) : on y découvre ainsi que la civitas désigne d’abord et surtout « l’ensemble des citoyens qui constituent une ville ». C’est donc un groupe lié et même « obligé » par des règles, des codes et des institutions. C’est pourquoi on trouve aussi de très nombreuses occurrences où la civitas est tout simplement traduite par « cité » en tant qu’« État ». Ainsi Cicéron examine-t-il certaines caractéristiques « à propos du meilleur gouvernement de l’État » (De optimo civitatis statu, Cic. Rép, I 70 3). Le mot, ici, envisage bien la cité de manière abstraite, en tant qu’ensemble de citoyens gouvernés par des principes institués par les hommes. C’est d’autant plus vrai que, dans bien des acceptions, civitas désigne le « droit de cité » : Cicéron, encore, parle de « douer quelqu’un du droit de cité », soit de le rendre citoyen romain quand il parle d’aliquem civitate donare. Pour le Romain, la civitas devient un moyen (à l’ablatif) de se construire comme individu.
Par ailleurs, la vita latine est la vie perçue comme « existence » mais c’est aussi au sens de « genre de vie » que l’on rencontre ce mot, dans des expressions telle que  vita rustica (Cic, Am., er. 48). L’auteur désigne là une « manière de se comporter » en fonction de l’environnement que précise l’adjectif en notifiant un cadre privilégié et déterminé :  ici celui de la campagne (la rus) ; a contrario, dans l’expression vitae societas (Cic. Phil.2, 7) qui se lit dans le même Gaffiot, on comprend qu’il s’agit de la vie sociale et des relations de société. L’environnement d’une societas implique alors un groupe, une réunion d’individus sociables, d’hommes,  ces « animaux sociables » dont parlait le philosophe Sénèque (sociale animal, Sen. Ben., 7, 1, 7).
Il convient donc d’envisager ce parcours « Vivre en société », en gardant en mémoire qu’il s’agit de comprendre la ville dans son enjeu du « vivre ensemble », soit vitam agere socialiter (« en bonne compagnie ») et simul (« dans le même temps »), puisque la cité est cette communauté organisée pour vivre ensemble, dans l’espace et dans le temps.
Mais la ville c’est aussi un « monument de rites et de cultes », soit un ensemble de bâtiments édifiés pour « faire mémoire et avertir » (monumentum possède la même radical que le verbe moneo « faire se souvenir, exhorter »). Ces monumenta de la mémoire ornent l’espace, constituent le miroir  d’une civilisation, exhortent les habitants à poursuivre une œuvre. La ville est également cet objet concret, peuplée d’édifices autant que d’individus. Le parcours insistera d’ailleurs particulièrement sur ce point. Elle est l’urbs et la plus majestueuse de toute est Rome (Urbs), la capitale de l’Empire.
Le programme, on le voit, engage donc à réfléchir aussi et en concomitance à la ville entourée d’une enceinte (sens premier du Gaffiot), concret ensemble de bâtiments publics et privés de briques, de torchis ou de moellons. « Il détruisit la ville si belle et si ornée de Corinthe », nous dit Cicéron dans sa diatribe Contre Verrès (urbem pulcherrimam et ornatissimam Corinthum sustulit Cic., Ver., 1, 55). On parle bien des trésors de cette cité corinthienne, une ville soignée, décorée, parée de marbre comme Rome ensuite sous Auguste. On retrouve cette préoccupation esthétique dans l’adjectif mélioratif urbanus qui caractérise un homme « cultivé, bien soigné ». Enfin, la cité est un espace concret, délimité à sa fondation par le sillon de la charrue. On pense alors au geste de Romulus ou à celui, antérieur selon la légende, d’Énée délimitant le périmètre sacré, la limite du pomœrium de la cité (Virg, 5, 755 Enéide).  Ce sillon englobant contient, rassemble et désigne tous les « habitants de la ville », sens de urbs qui coexiste dans le dictionnaire avec ceux précédemment expliqués.
À relire Homère et l’Odyssée, il semble qu’à bien des égards la ville possède en puissance déjà tout cela : bien ordonnancée, elle est un rêve d’ornement et d’agréments à l’image de ce que seraient ses habitants. Plus tard, la cité peuplée de citoyens grecs bien gouvernés est un concept qui se construit et se déploie sur le plan esthétique, politique et philosophique : elle est désireuse d’harmonie, harmonie difficile à atteindre certes comme nous allons le voir.
Mots clés associés : civitas-civis ; societas-socius ; urbs-urbanus ; vitam agere.
On peut imaginer de confier ce travail d’investigation lexicale aux élèves de Spécialité LLCA. Charge à eux, ensuite, de le présenter au reste du groupe pour éclairer leur manière d’analyser le passage de l’Énéide de Virgile où Énée découvre Carthage.

Jan Brueghel l'Ancien, Ulysse et Calypso (1625), collection privée, Londres.
Jan Brueghel l’Ancien, Ulysse et Calypso (1625), Londres.

Ulysse ou le rêve de civilisation

 • Axe du programme : les espaces symboliques à travers l’« Odyssée » d’Homère
Les sociétés que côtoie Ulysse en sillonnant les mers, éprouvant les îles les unes après les autres sont à la fois civitas et urbs. L’épopée nous offre une lecture de ce qu’est la cité pour les contemporains d’Homère. Les deux notions coexistent sans parvenir à être synonymes. C’est ce qu’expose Pierre Judet de La Combe invité d’Adèle Van Reeth dans son émission Les chemins de la philosophie. Le but était d’explorer le monde de l’Odyssée d’Homère comme la « fin d’un monde héroïque » :
https://www.franceculture.fr/emissions/series/lodyssee-dhomere
Nous pouvons demander aux élèves de l’écouter tout en les guidant par quelques questions (à propos de ce que représente chaque île abordée dans l’émission), afin de rythmer cette prise de notes qui peut s’avérer difficile au regard de la densité des informations livrées. Des axes essentiels apparaissent.
Le premier oppose deux œuvres, deux modèles héroïques pour l’homme : Achille dans l’Iliade, le cruel, tout dans l’action et l’agression ; il incarne l’instant, un monde clos. Ulysse dans l’Odyssée est au contraire, le « polumétis » (πολυμήτιV ), le fin stratège, « aux mille tours et détours ». Il incarne le temps et la durée ainsi que l’espace ouvert, celui qui comporte des îles… Le professeur helléniste nous avertit que les pays que nous allons rencontrer par notre lecture de l’Odyssée sont l’image de ce que nous sommes ; ces îles sont des projections humaines, des microcosmes, reflets de la société des hommes. Et cela déjà à l’époque du poète.  Le monde refusé au regard des mortels, celui de Calypso, la première île où nous retrouvons Ulysse, est un monde parfait. Pourvu de « quatre sources, avec des grottes magnifiques », où verdoient « le mauve et le persil » nous dit le poète, Ogygie, est cependant un microcosme sorti du monde tel que les lecteurs pouvaient le connaître au temps d’Homère et par la suite : loin du monde prosaïque, cette île enchanteresse et luxuriante est posée à l’extrémité de la terre , voilée (comme Καλυψώ – Calypso, étymologiquement la « voilée ») ; d’ailleurs la nymphe propose l’immortalité à Ulysse, immortalité que ce dernier refuse : il va quitter cette utopie. Il veut regagner Ithaque.
Que représente sa patrie, cet ensemble d’îles tant désiré ? Nous la découvrons par le regard de l’aède qui nous la présente comme le lieu que Télémaque quitte. L’épopée en effet ouvre sur Ithaque, une île où règne le chaos : des jeunes hommes arrogants sont en place, preuve qu’il n’est pas facile de rentrer chez soi et même d’y rester. Ithaque propose une société du changement et de l’action. Or l’action fait douter l’homme, un être social en quête incessant d’identité. C’est ainsi qu’on peut comprendre les déguisements d’Ulysse à son retour, homme trop jeune ou trop vieux.
Existe-t-il une cité où vivre dans l’Odyssée ? En s’embarquent avec Mentor, guidé par Athéna, Télémaque se rend dans un monde en passe de disparaître. Bien plus : il doit disparaître. Quel est-il ? Télémaque se dirige vers les palais de Ménélas et de Nestor, il va voir la génération d’avant, « génération qui n’a plus aucune prise sur le monde », nous dit Pierre Judet de la Combe. Bien incapable d’ailleurs de donner des conseils à cette jeune génération qui repart sans réponse, elle est la « génération perdue dans ses souvenirs », inepte à proposer un quelconque changement, pourtant nécessaire.
L’Odyssée est le « récit d’un passage, celui du monde usé des héros », de la guerre et de l’épique à celui banal, quotidien que doivent connaître Télémaque et ses descendants, et bientôt les premiers lecteurs d’Homère. C’est pourquoi Ulysse peine à rentrer car le changement nécessaire pour vivre dans la cité est éprouvant et demande réflexion : il passera d’îles en îles, de propositions sociétales en projets parfois utopiques avant de retrouver sa patrie. Nestor, lui, qui n’est pas investi d’un tel rôle pour la civilisation à venir, rentrera en une journée dans son royaume de Pylos, au sud-ouest du Péloponnèse. Sa cité n’est pas une civitas où l’homme peut continuer de vivre. L’Odyssée nous instruit de cela : l’héroïsme, c’est simplement de revenir vivre dans une cité possible, et non plus, comme Nestor dans l’Illiade, de vivre le temps des prouesses guerrières.

Francesco Hayez (1791–1882) : Ulysse à la cour du roi Alcinoos (1814-1815) © Musée de Capodimonte, Naples.

À l’autre bout du monde, la Phéacie présente une terre de l’artificialité. Sa cité idéale est celle de la perfection « car Athéna a donné [à ses habitants] l’art des très beaux ouvrages et la noblesse des pensées » (trad. Philippe Jaccottet). Ulysse aborde dans une cité de lumière et d’or, dans un univers fermé, peu ouvert sur le monde extérieur. Une utopie coupée du monde où Ulysse refuse de vivre. À écouter Homère, on découvre un âge d’or, en glanant les mots « or », « torche », « argent », « immortel et sans jamais vieillir », « voiles bien tissées », « figures d’or d’adolescents », « illuminaient », ou encore « cinquante servantes », « des tissus de bonne trame », « l’huile suinte ».
Dans ce monde fait d’artifices (étymologiquement « fait avec art-technique »), les bateaux vont aussi vite que la pensée ; « l’esprit peut les diriger sans gouvernail » nous rappelle Pierre Judet de la Combe. Et c’est ce qui intéresse Ulysse. Pour partir et rentrer. Ce peuple ingénieux, demeurant proche de la nature et de la terre, ce peuple marin aussi, cultive l’art au plus haut degré. Les Phéaciens (οἱ Φαίακες en grec) habitent un monde de l’instant : tous les fruits sont là en même temps. Tel n’est pas le cas d’une cité antique qui s’inscrit, nous l’avons vu, en tant que civitas et urbs, dans le temps et dans l’espace, dans le concret et dans le symbole. Les contemporain d’Homère ont pu toutefois déceler derrière cette perfection illusoire la part la plus accomplie d’eux-mêmes au cœur de leur cité : leur capacité à mener une vie ensemble en « bonne compagnie » (socialiter), grâce aux vertus de la poésie qui rassemble les hommes.
Les Grecs des cités mycéniennes déjà retrouvaient là leur capacité à créer de la poésie. (Ce n’est pas un hasard si la poésie puise son nom à la racine du verbe « créer, modeler »). Ils se rendaient dans les grands festivals de Délos et d’Asie Mineure, d’Athènes ensuite. Et Pierre Judet de La Combe insiste sur ce fait précieux : quand les Grecs écoutaient cette poésie, on nous dit qu’ils étaient « sans vieillesse et sans mort », rappelant ainsi les chiens à l’entrée du palais du roi phéacien Alcinoos, ces sculptures de chiens artificielles, éternelles comme le poème. On ne peut d’ailleurs accueillir cette image sans la poser en contrepoint de celle du fidèle chien d’Ulysse, Argos, « plein de tiques sur un tas de fumier », qui à la vue de son maître, au chant XVII, meurt sur le champ. Il est notre mortalité comme le monde d’Ithaque. Celui dans lequel les citoyens des cités habitaient. Loin de la Phéacie où la reine Arétè fait régner l’ordre sans loi, mais simplement par ses désirs, la cité est cet « état » (civitas) gouverné par des principes institués et éprouvés par les hommes. Au-delà de l’île d’Eubée que les bateaux des Phéaciens ne peuvent dépasser, « nous sommes dans la médiation, dans le travail et la déception ainsi que dans la mortalité » nous rappelle Pierre Judet de La Combe. En somme nous abordons notre humanité.
À l’avers de cette utopie destinée à disparaître pétrifiée, l’île des Cyclopes se présente comme une autre proposition civilisationnelle, un autre âge d’or, très lointain, temps d’avant les cités grecques. Loin du raffinement, se dresse une île « brutale », (dans le sens de civilisation à l’état brut) qu’aucune loi ne guide non plus.  Cousins des Phéaciens, les Cyclopes goûtent un âge d’or, eux aussi, et prennent ce que la nature leur offre en abondance. Ulysse (et le lecteur) se trouve en présence d’une société où les habitants ne communiquent pas et ne se comprennent pas ; vivant chacun pour soi, se satisfaisant de presque rien, ils ne forment pas société. Le socius est une aide pour l’autre et le modèle de Polyphème le cyclope en est le contre-exemple.
Entre rudesse et artifice extrême, entre ces deux modèles juxtaposés, l’homme se civilise. La technique sera un moyen de se rapprocher de la Phéacie perdue. À Ithaque, Ulysse retrouve sa cité, certes perfectible, peuplée des poètes, d’un peu de technique, mais également de prétendants aussi voraces et goulus que Polyphème et ses compagnons. L’Odyssée, nous l’avons vu, propose de réfléchir sur la manière dont il est possible de construire une société, à travers des idées avancées qui sont autant d’îles, autant de totalités. Or Ithaque apprend à vivre non dans une totalité mais dans une réalité toujours mouvante.
Claude Gellée dit Le Lorrain (1600-1682), Vue de Carthage avec Didon et Énée (1675-1676) © Musée des Beaux-Arts de Hambourg.

Comment Carthage sortit de terre

• Axe du programme : mythe de fondation à travers l’Enéide de Virgile.
L’extrait est connu et tout à fait accessible à une classe de Premières, qui pourra donc le traduire, puisque les vers comportent des phrases courtes, n’excédant pas en général deux propositions quand elles sont complexes. Le lexique facile comporte des mots transparents : uiam, semita, urbi, arces, portas, strata viarum, muros, locum ou encore tecto. Tous tissent un réseau lexical propre à guider l’élève qui assiste à l’édification d’une cité, cité matérielle, une urbs, faite de pierres et de voies tracées, variée dans son architecture, et choisie pour son emplacement stratégique : un lieu élevé garantissant protection et sécurité puisqu’il permet de voir et d’être vu : on rencontre ainsi le champ lexical de la verticalité, donnant à Carthage un caractère imposant, intimidant mais élégant : ascendebant, collem, imminet ou desuper.
Le panorama qui s’offre à Énée est grandiose. L’œuvre qui s’élève devant ses yeux est un modèle : les termes laudatifs et l’émerveillement qu’ils soulignent en témoignent (miratur apparaît en anaphore). Il apparaît surtout qu’Énée est l’interprète de son auteur, Virgile, chantre des travaux monumentaux de son mécène, l’empereur Auguste dont le règne est marqué par de vastes chantiers de réfection et de construction, aussi grandioses que son règne. Ces monuments seront la brillante mémoire d’une civilisation-cité à son apogée. Monuments dignes d’être gardés en souvenir, ils sont le miroir des valeurs romaines toujours prisées : la bonne maîtrise des techniques achevées, certes dignes des Phéaciens, mais surtout le zèle pour les accomplir : preuve en est l’emploi des mots strepitum, ardentes, instant et moliri. Instare est bien « mettre de l’insistance à faire quelque chose », quand moliri signifie « mettre en mouvement, bâtir ». Il se dégage de ces termes une vitalité, un mouvement et une opiniâtreté qu’Énée gardera en mémoire quand, à son tour, lui et surtout ses descendants deviendront « bâtisseurs » d’une nation sur le Latium.
Enfin, cet extrait permet d’apprécier comment cette œuvre imposante a pris naissance sur un simple village, des frustes magalia, huttes de nomades (Miratur molem Aeneas, magalia quondam). Un quartier de Carthage portera ce nom, souvenir d’un temps de nomadisme avant la sédentarisation de la société, souhaitée par Énée et les Latins. La sédentarisation est un préalable à la naissance d’une cité. La beauté toute « phéacienne » de ce qui sort de terre s’oppose à l’état fruste digne des cyclopes. Énée admire des édifices publics (Iura magistratusque legunt sanctumque senatum) et privés, toute une cité où le « décor » est religieux, judiciaire et politique tout à la fois, comme un ciment social. Virgile à cet égard emploie le terme decorum de la même famille que decet (« ce qui convient et sied »). Il désigne ainsi ce qui est « convenable » et « ce qui orne » et ce qui par là-même est beau : deux critères très proches pour définir la vertu romaine.
Dans la suite du poème, ces bâtisseurs sont comparés à des abeilles ouvrières. Par cette figure analogique, Virgile célèbre une fois encore et de manière beaucoup plus explicite la valeur romaine indispensable à la mission civilisatrice de ce peuple au Ier siècle avant J.-C. : l’industrie. Ce sont des « ouvrières » qui œuvrent en « colonnes », avec discipline, comptant sur les petits qu’elles ont eu vocation à faire grandir aussi : « en plein soleil, lorsqu’elles font sortir leurs petits devenus adultes ». On comprend pourquoi au vers 537, Énée s’exclame comme certainement le citoyen contemplant les nouveaux édifices s’élevant sur le forum d’Auguste, à l’est de celui de César, ce même citoyen qui le lisait alors : « Qu’ils sont heureux, ceux dont les murs déjà s’élèvent ! » en portant ses regards vers les toits de la ville.          
• Commentaire que l’on peut mener avec les élèves accompagnés d’un code de couleurs
Corripuere uiam interea, qua semita monstrat.    Cependant, Énée et Achate prirent la route indiquée par un sentier.
Iamque ascendebant collem, qui plurimus urbi                       Déjà ils escaladaient la colline qui surplombe la ville :→ localisation stratégique (voir le danger et être vu pour intimider ; l’arx est la citadelle, protection d’un lieu élevé.
imminet, aduersasque adspectat desuper arces.                      et regarde de toute sa hauteur la citadelle qui lui fait face.
Miratur molem Aeneas, magalia quondam,                            Énée admire l’œuvre imposante, naguère un village de nomades ;→ opposition entre une civilisation fruste et archaïque et une faite d’artifice (plus proche de la Phéacie que de l’île des Cyclopes) +Termes laudatifs, registre épidictique, anaphore.
miratur portas strepitumque et strata uiarum.                       il admire les portes, l’animation des rues, leurs dalles pavées. → usage de la pierre, un matériau noble  et pérenne.
Instant ardentes Tyrii, pars ducere muros,                             Les Tyriens s’activent, pleins d’ardeur : les uns élèvent des murs, → énergie, communication, vitalité de bâtisseurs de civilisation+ verbes de mouvement : molior c’est à la fois « mettre en mouvement » et construire » et insto dénote une intensité de travail +Champ lexical de l’architecture associé à la technique
molirique arcem et manibus subuoluere  saxa,                        bâtissent la citadelle, roulant et hissant de leurs mains des blocs de pierres ;
pars optare locum tecto et concludere sulco.                            d’autres choisissent l’endroit pour leur maison et l’entourent d’un sillon. → Après les bâtiments en pierre, publics, l’auteur évoque les habitations privées. L’usage de la charrue pour les fondations rappelle la fondation de Rome et une pratique réelle des bâtisseurs latins.
Iura magistratusque legunt sanctumque senatum ;          Ils instaurent des lois, des magistrats et un sénat vénérable. → Une civitas s’érige comme un tout indissociable : le religieux et mêlé au politique, au législatif ; le privé au public dans une certaine mesure : l’art comme divertissement est une préoccupation esthétique comme d’établir des lois
hic portus alii effodiunt ; hic alta theatris               Ici, des hommes creusent un port ; là, d’autres creusent
fundamenta locant alii, immanisque columnas     les profondes fondations d’un théâtre et taillent dans le roc. Une idée de grandeur liée à la verticalité → l’espace est ouvert sur le monde, susceptible d’accueillir l’échange, le commerce grâce aux ports.
rupibus excidunt, scaenis decora alta futuris.       d’immenses colonnes, fiers décors pour les spectacles futurs.

Carthage, une cité qui inspire, une cité miroir…

On peut demander aux élèves d’analyser et de mettre en regard deux versions de cette même anecdote à plus d’un siècle d’intervalle :  Didon montrant Carthage à Énée, le tableau de Claude Lorrain d’abord, miroir de l’esthétique classique française peint en 1676, puis sa réécriture par William Turner en 1815 : Didon construisant Carthage ou l’ascension de l’Empire carthaginois.
L’objectif est double et vise à se demander quelles traces demeurent dans ces toiles du projet de Virgile et dans quelle mesure on peut parler de réécriture s’agissant de Turner. Sommes-nous en présence de toiles-miroirs, reflétant l’esprit d’une époque, l’âge classique d’abord, le début du XIXe siècle ensuite ? C’est certain. Derrière des contextes de production différents, nous verrons cependant que les conceptions d’une cité conjuguant les qualités de la civitas et de l’urbs sont toujours vigoureuses.
• L’harmonieuse et douce Carthage à l’image d’un jardin à la française par Claude Lorrain
La proposition de Claude Lorrain est celle d’un peintre classique, dont les paysages maîtrisés disent cette volonté première de domestiquer la nature et de glorifier la pierre, taillée, éclatante par la rigueur de son dessin d’abord.
Signe de la présence du mythe, des personnages groupés à droite permettent un arrêt sur image au cœur d’un récit mythologique. Ils ont la majesté des statues antiques, leur noble posture héroïque rappelle les figures ornant les péristyles des riches propriétaires romains. L’Antiquité inspire les artistes du XVIIe siècle. Énée, accompagné d’Ascagne son fils, est drapé de rouge et casqué comme un guerrier ; Didon est entourée d’une cour digne d’Arétè, de ses deux lévriers et de ses dames de compagnies ainsi que de quelques soldats.
Le sacré est également au cœur du sujet : on croit distinguer l’olivier sur la gauche au premier plan dont les branchages révèlent le sanctuaire d’Apollon, édifice en partie circulaire, inspiré du panthéon à Rome. Ce temple déjà présent dans son tableau Paysage avec Énée à Délos, peint en 1672, est un motif apprécié du peinte. On reconnaît aussi les codes de l’art classique aux couleurs harmonieuses et estompées, loin des contrastes violents. Leur douceur connote l’art de la discrétion où les passions s’estompent dans un paysage tranquille, où des nuages légers et transparents filtrent la lumière et ses éventuels excès. Le traitement tout aussi classique de la lumière, ici du soleil couchant qu’on devine sur la gauche par la terre brune aux pieds des personnages, diffuse – elle encore, agent essentiel –, une grande douceur. Cette lumière instaure une belle perspective atmosphérique : grâce aux teintes subtile, tirant vers le blanc en se rapprochant de l’horizon, une nature doucement estompée se profile.
Dans ce paysage tranquille, composé d’équilibre, un drame se prépare : l’échec amoureux. Mais rien encore ne le trahit si ce n’est le ciel qui semble s’assombrir au-dessus du palais de la reine, présage peut-être aussi du déclin de la cité carthaginoise au profit de la glorieuse Rome dans des temps encore à venir. Mais l’équilibre est encore là, haute valeur classique, opéré par l’art de la symétrie : le tableau est une image d’un jardin à la française où le cadre est organisé par une diagonale séparant clairement les espaces : celui des constructions et des hommes, l’œuvre imposante (molem) d’une part, le paysage plus maritime (portus) et religieux (sanctum) d’autre part. La pierre taillée et polie (saxa), le parvis pavé (strata), les portes (portas)les colonnes (alta, columnas) ioniques et élancées, qui cadrent le côté droit du tableau, l’arc (arcem) au deuxième plan sont autant de traces de la main de l’homme (manibus) qui par ses artifices façonne la nature selon ses goûts et ses principes vertueux ; la mesure est ici célébrée à travers une perfection esthétique aux échos virgiliens.

William Turner, “Didon construisant Carthage ou l’ascension de l’Empire carthaginois” (1815) © National gallery, Londres.

Carthage la lumineuse
On ne peut que le constater : Turner a reçu une formation classique et la composition de cette œuvre nous le confirme : même nature canalisée entre des édifices qui s’élèvent et encadrent le courant d’une eau peu agitée, suivant son cours calmement.
Le classicisme certes, mais la lumière avant tout posant ses touches sur tous les éléments de ce décor (decorum) : les colonnes à droite et à gauche sont cannelées à la manière antique ; un chapiteau corinthien se profile, surmonté de son entablement et de son fronton. L’espace est ordonnancé : à gauche les lieux du pouvoir, du palais ; à droite, le sacré et sa blancheur marmoréenne. Les édifices semblent se répondre, dans une rigoureuse composition, de part et d’autre du cours d’eau, dans une symétrie plus approximative que celle observée à l’âge classique : une timide déconstruction laissant place au mouvement se devine déjà en cette époque romantique. Sans s’appesantir sur les éléments architecturaux entrant en résonance avec le poème de Virgile, on retrouve comme chez le Lorrain le goût pour des monuments qui organisent les divers plans du cadre :  un arc et une enfilade de colonnades en deuxième plan conduisent notre regard vers un point de fuite en arrière-plan. Notre regard se perd dans le couchant et les formes estompées d’une ville qui se confond avec le paysage.
L’heure choisie pour représenter cette anecdote est semblable à celle du Lorrain : la lumière toujours, mais plus chaude ici, inonde la nature méditerranéenne ; on reconnaît l’olivier enlacé au palmier, réplique des œuvres du peintre français. Un temple, à droite, surplombe la cité comme une troisième réplique des deux édifices religieux, composition triangulaire équilibrée. Lumière et équilibre. La théorie néo-classique du XVIIe siècle s’applique ici à la peinture anglaise. Turner considérait d’ailleurs Le Lorrain comme un maître, – à surpasser peut-être ? –, quand il demanda que sa toile fût accrochée à côté de son Embarquement de la reine de Saba dans la National Gallery.
Enfin, l’engouement pour la « peinture d’Histoire » aux majestueuses dimensions (155 sur 230 cm) ne se dément pas ici : Didon est présente et contemple sa ville. Il semble toutefois que l’eau attire davantage les personnages que les laborieux dockers s’agitant sur le port (portus) au second plan. Parce qu’elle frémit et se joue des effets lumineux. Parce que de ce fait elle devient tentation. Les remous de l’eau écumante sont une invitation aux douceurs de la baignade et aux jeux enfantins. Une autre scène se joue donc, en contrebas de Didon habillée de blanc, veuve de Sychée son mari assassiné dont on aperçoit le tombeau. Ses servantes enlacées contemplent amusées les jeunes garçons nus agenouillés sur le bord.
Une scène de genre est comme enchâssée à cette peinture d’histoire, racontant un fragment de vie à l’aube d’une nouvelle histoire d’amour pour la reine de Carthage qui l’ignore encore. Les contrastes sont plus dramatiques, les ombres rencontrent brutalement la lumière et la vision lumineuse du peintre présage des transfigurations fantastiques de la réalité qu’il proposera vingt ans plus tard. En 1835, il présentera à ses contemporains interloqués, une représentation de L’incendie du Parlement : les formes y sont dissoutes dans une lumière tout aussi jaune et flamboyante qu’ici, mais plus tumultueuse encore ; elle semble crépiter quand elle frémissait dans la version que nous étudions.
À l’évidence nous serions bien en peine de chercher à rattacher cet académicien à un mouvement particulier puisque, tout respectueux qu’il peut être du classicisme dans son observation exacte de la nature et dans la composition de la scène, Turner, quarante ans avant Monet, s’affranchit des conventions picturales et offre une lumière déjà hallucinée et mouvante, au cœur du mouvement romantique…
L'abbaye de Thélème.
Plan de l’abbaye de Thélème.

L’abbaye de Thélème, une autre cité à visiter

• Axe du programme : du mythe à l’utopie à travers le Gargantua (1534) de Rabelais
L’utopie est particulièrement prisée au XVIe siècle : l’homme interroge à nouveau sa possibilité de vivre en société et navigue tel Ulysse entre les îles et les modèles…Or puisque les programmes nous y engagent, mettons en regard et en résonnance ces époques dont les échos semblent éternels…
On retrouve dans cet extrait de Gargantua l’absence de lois : telle Arétè la femme et nièce d’Alcinoos, qui dirige son peuple selon son bon vouloir, les habitants de l’abbaye sont guidés par la liberté et une unique devise : « Fais ce que voudras ». On retrouve un autre élément prisé des citoyens de Phéacie : le goût pour le beau et pour l’art. Une harmonie parfaite. Celle-ci est comprise comme un signe de noblesse, telle qu’elle avait été donnée aux Phéaciens par Athéna, la déesse de l’art. L’entente et la cohésion sont enfin une caractéristique estimable : hommes et femmes vivent de conserve, en concorde, sans clivage ni rivalité. Il est frappant de constater combien toutes ces valeurs se mêlent à mesure que le texte progresse et contribuent unanimement à définir la vertu d’une éducation parachevée et complète où corps et esprits sont exercés et valorisés. Le modèle ainsi proposé par l’Odyssée rencontre nombre de résonances dans le roman humaniste de Rabelais.

« Toute leur vie était organisée non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait ; nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire ni à manger, ni à faire autre chose. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause :
“Fais ce que voudras”,
parce que les gens libres, bien nés, bien instruits, conversant en compagnie honnête, ont par nature un instinct et un aiguillon, qui toujours les pousse à accomplir des faits vertueux et les éloigne du vice, aiguillon qu’ils nommaient honneur. Quand une vile servitude ou une contrainte les font déchoir et les assujettissent, ils emploient cette noble inclination, par laquelle ils tendaient librement vers la vertu, à repousser et à enfreindre ce joug de la servitude : car nous entreprenons toujours les choses défendues, et convoitons ce qui nous est refusé.
Grâce à cette liberté, ils entrèrent en louable émulation de faire tous ensemble ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une d’entre eux disait : « Buvons », tous buvaient ; s’il disait : « Jouons », tous jouaient. S’il disait : « Allons nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si c’était pour chasser au vol ou poursuivre le gibier, les dames montées sur de belles haquenées, portaient chacune un épervier, ou un lanier, ou un émerillon. Les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si noblement instruits qu’il n’y en avait aucun qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et composer en ces langues autant en vers qu’en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, de si belle allure, si adroits à pied et à cheval, si vigou­reux, plus alertes et plus aptes à manier toutes sortes d’armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins acariâtres, plus adroites aux travaux manuels, à la broderie, et à toute occupation conve­nant à une femme honnête et libre.
Pour cette raison, quand le temps était venu qu’un membre de l’abbaye voulût en sortir, ou à la requête de ses parents, ou pour tout autre cause, il emmenait avec lui une de ces dames, celle qui l’avait pris pour son cavalier servant, et ils se mariaient. Et s’ils avaient vécu à Thélème en confiance et en amitié, encore mieux poursuivaient-ils cette existence dans le mariage. Ils s’aimaient à la fin de leurs jours comme au premier jour de leurs noces. »
 

Première page du manuscrit définitif de “Salammbô”, de Gustave Flaubert © BnF.

Prolongeons…

Une séquence autour de la question « Tous citoyens ? Intégration, assimilation, exclusion » peut succéder à ce parcours.  Une fois la notion de cité mieux cernée, il est intéressant d’aborder la conception restrictive de la citoyenneté athénienne face à la politique ouverte de Rome avant de se tourner sur ce qui « fait » le citoyen romain, ainsi que la citoyenne. Le rapport des femmes à leur cité, le lien des femmes au pouvoir ne peuvent être mis à l’écart d’une réflexion globale sur ce que représente « vivre comme citoyen dans une cité de l’Empire romain ». Nombre de recherches récentes vont d’ailleurs dans ce sens.
Enfin la lecture et la traduction d’un extrait du supplice de Gavius en plein Messine, raconté par Cicéron (Contre Verrès, V, 61) invitera les élèves à approfondir les privilèges et les droits du citoyen romain dans tout l’empire. Ce texte empreint de pathétique, aux accents polémiques, pourra être suivi d’un débat sur ce qu’est aujourd’hui un droit, un privilège et un devoir.
Un autre prolongement littéraire envisageable pour ce parcours concerne Carthage, vue et décrite par Flaubert dans Salammbô (1862), roman historique influencé par l’orientalisme ambiant, ou du moins signe d’une attirance de l’auteur pour l’Orient. Les descriptions de la cité peuvent être mises en regard des textes et tableaux déjà étudiés.

Haude de Roux

Voir sur ce site :

Citoyens et citoyennes dans la cité antique et dans l’Empire romain, par Haude de Roux.
Relire « l’Odyssée », à la lumière d’« Atlantique », de Mati Diop, par Haude de Roux.
L’aventure dans l’« Odyssée » (classes préparatoires scientifiques), par François-Marie Mourad.
« L’Odyssée », d’Homère : lecture intégrale en 6e.
Programmes et ressources en langues et cultures de l’Antiquité sur Eduscol.
 
 

Haude de Roux
Haude de Roux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *