Philosophie. Chronique n°1
Éveiller la pensée en lisant des textes polynésiens

Retour sur une semaine de formation, d’ateliers de philosophie pour les enfants et d’échanges à Moorea, en Polynésie française. Comme support : des textes tirés de la littérature de jeunesse polynésienne, lus par des parents en tahitien. Par Simon Deprez, professeur des écoles, docteur en sciences de l’éducation (école élémentaire de Moorea, Polynésie française), et Edwige Chirouter, professeure en philosophie de l’éducation (université de Nantes, Inspé), titulaire de la Chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants.

Retour sur une semaine de formation, d’ateliers de philosophie pour les enfants et d’échanges à Moorea, en Polynésie française. Comme support : des textes tirés de la littérature de jeunesse polynésienne, lus par des parents en tahitien.

Par Simon Deprez, professeur des écoles, docteur en sciences de l’éducation
(école élémentaire de Moorea, Polynésie française), et Edwige Chirouter, professeure en philosophie
de l’éducation (université de Nantes, Inspé), titulaire de la Chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants.  

Un groupe d’étudiant·es, de formateur·es et de chercheur·es des universités de Nantes, de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie se sont retrouvés en novembre 2022 pour une semaine de formation et d’ateliers de philosophie en Polynésie française, dans le cadre du programme Erasmus + pour la Coopération internationale Philéact(Philosophie – École – Action – Citoyenneté[1]). Membre de ce groupe d’échange, Simon Deprez, professeur des écoles à Moorea, a soutenu sa thèse le 15 novembre dernier sur « Philosopher à partir de la littérature de jeunesse polynésienne ». Edwige Chirouter, coordinatrice de ce programme Erasmus, était présidente du jury. Dans cet article, ils restituent ensemble les enjeux et les principaux résultats de cette recherche-expérimentation pédagogique.

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Dans le cadre de sa thèse, Simon Deprez a proposé des ateliers de philosophie pendant toute une année scolaire à des élèves de cours préparatoire à l’école Paopao de Moorea. Pour répondre aux besoins sociaux, éducatifs et culturels du terrain, une méthode philosophique a été créée sur mesure : la pratique philosophique contextuelle (PPC). Ce dispositif s’appuie sur l’étude d’albums de littérature de jeunesse polynésienne lus par des parents d’élèves en tahitien au début de la séance, suivi d’une discussion philosophique entre les élèves animée par l’enseignant en français et en tahitien.

Le contexte de cette expérimentation est postcolonial et plurilingue. Le territoire polynésien a subi une politique d’assimilation culturelle qui s’est notamment traduite par une diminution de la transmission intergénérationnelle des langues polynésiennes (Salaün, et al., 2016). Le système éducatif polynésien connaît aujourd’hui des résultats préoccupants, des pourcentages de réussite aux évaluations inférieurs à la métropole et des taux de décrochage et d’illettrisme importants. Les programmes scolaires sont les mêmes qu’en métropole, auxquels s’ajoutent l’enseignement des langues et culture polynésiennes.

Nos ateliers de philosophie étaient ancrés dans trois systèmes théoriques. D’une part, le pragmatisme de John Dewey à travers sa démarche expérientielle et sa théorie de l’enquête : les ateliers de philosophie sont comme des laboratoires de pensée où les enfants réfléchissent et discutent ensemble des différentes idées et hypothèses de façon démocratique et collaborative. D’autre part, le socio-interactionnisme de Lev Vygotski à travers sa théorie du développement, qui souligne que les interactions socioculturelles conditionnent le passage aux fonctions mentales supérieures. Et enfin, certains concepts de Jürgen Habermas – comme celui de « situation idéale de parole », qui est fondé sur un rapport d’égalité entre les participant·es. Cette recherche-pratique s’appuie sur d’autres apports de la recherche :

  • l’interprétation d’albums de littérature de jeunesse à forte portée philosophique permet d’amorcer à bonne distance affective des discussions philosophiques avec de très jeunes enfants (Edwige Chirouter, 2015) ;
  • la rigueur intellectuelle du philosopher repose sur trois habiletés intellectuelles : conceptualiser, problématiser et argumenter (Michel Tozzi, 2001) ;
  • en Outre-mer, il est judicieux d’utiliser des textes qui activent l’expérience et le vécu des élèves (Isabelle Nocus, Jacques Vernaudon et Mirose Paia, 2014) ;
  • enfin, l’éducation à la réflexion nécessiterait une éducation conjointe des parents et des enseignants (Michel Tozzi et Marie Gilbert, 2016).

Médiation littéraire pour favoriser le développement de la pensée

Dix-huit écoliers ont ainsi participé aux ateliers dans lesquels les parents d’élèves étaient positionnés en passeurs de lecture. La médiation littéraire favorise la formation de jeunes sujets lecteurs dans une étape essentielle de l’apprentissage de la lecture et du développement de la pensée. L’implication parentale permet de créer des liens entre l’école et les familles dès la première marche de l’école élémentaire.

Six thématiques philosophiques ont été abordées pendant l’année : la métamorphose, la peur, le vol, grandir, l’amitié et la mort. À chaque atelier, un parent vient lire un album polynésien en tahitien aux enfants, puis l’enseignant lance la discussion en français dans laquelle le parent peut intervenir. Les enfants peuvent utiliser l’ensemble de leur répertoire langagier en français et tahitien pour développer leur réflexion. Ils peuvent appuyer leur raisonnement à la fois sur le support de médiation littéraire ou sur leur vécu.

Lesalbums de littérature de jeunesse polynésienne lus par des parents permettent d’amorcer les réflexions de façon à la fois simple et subtile. Aucunement moralisants ou édifiants, ces albums abordent avec simplicité des questions complexes avec beaucoup de poésie, d’humour de délicatesse. Les cinq albums sont les suivants :

  • De Annie Sossey et Carine Thierry, Ari’i ’e te pa’ati hōhonu (« Ari’i et le poisson perroquet lune – CRDP, 2020) raconte l’histoire d’un jeune tahitien fasciné par les poissons-lunes jusqu’à vouloir à ses risques et péril se transformer en un des leurs.

Les quatre autres ouvrages sont des collectifs dont certains auteurs ou illustrateurs sont natifs de Moorea :

  • Te remu ‘ura (Rurua, et al., CTRDP 1994) reprend une célèbre légende des îles : trois guerriers tentent de dérober une montagne de Moorea. La reine des lieux, protégée par les éléments naturels, réussit à empêcher le vol de la terre ;
  • Mo’o iti (Férey, et al., 2003, CTRDP), met en mots et images différents moments cruciaux de l’existence d’un lézard (animal tutélaire de l’île) ;
  • Te ’au’apu (Fougerouse, et al., 2000, CTRDP) raconte la mésaventure d’un petit escargot qui est surpris par le mauvais temps et qui est sauvé par la solidarité de ses amis ;
  • Honu iti ē (Fougerouse, et al., 2000, CRDP) narre le périple d’une petite tortue marine qui chemine vers le large et qui rencontre de nombreux dangers.

L’interprétation des implicites

L’analyse des discussions montre une évolution positive du raisonnement des élèves au fil des ateliers. C’est dans le travail d’interprétation des implicites de ces récits que les questions philosophiques émergent, la fiction établissant une bonne distance pour réfléchir sur ces questions à la fois universelles et intimes.

Par exemple, l’album Honu iti ē qui raconte le périple d’une petite tortue a permis d’amorcer une DVP sur la thématique de la mort. Après avoir vérifié la compréhension du texte par les élèves, l’enseignant leur a demandé : « Qu’est-ce qu’il se serait passé si la murène l’[avait] mangé ? » Un enfant a naturellement répondu : « [elle] serait morte ! ». L’enseignant a alors saisi l’occasion en demandant aux enfants : « Et elle serait partie où alors cette petite tortue qui serait morte ? » Il a ainsi lancé une discussion sur ce qu’il pourrait y avoir après la mort, ce que l’on pourrait devenir. Grâce au filtre du personnage, les élèves se sont emparés de la thématique philosophique de la mort en toute quiétude, la médiation littéraire a permis de placer le concept à bonne distance et un élève a répondu : « Les os de la tortue… ils restent dans la mer mais sa peau… tout son corps qu’on voit… et ben ça va dans le ciel » et la discussion s’est poursuivie sereinement.

En outre, l’expérience montre que le développement des habiletés intellectuelles propres à la philosophie s’inscrit dans la durée. Les résultats révèlent l’importance de l’étayage de l’enseignant·e pour garantir la rigueur intellectuelle des échanges et montrer aux enfants le lien entre la littérature et la pensée.

Ces discussions ont également mis en lumière une coopération réussie entre l’enseignant et les parents d’élèves qui se sentent reconnu·e·s et relégitimé·e·s dans leur fonction d’acteur de la communauté éducative (en particulier pour la transmission de la langue tahitienne). Ils ont tous une vision positive des ateliers de philosophie et certains ont constaté une évolution intellectuelle de leurs enfants à la maison depuis que les ateliers ont commencé à l’école.

Un extrait d’un entretien réalisé avec une mère impliquée illustre bien ce propos : « Je voulais te remercier pour cet exercice que vous faites en classe parce que [ma fille], elle [n’] avait pas encore l’habitude de partir en réflexion et après avoir vu qu’il y a des questions philosophiques abordées en classe, j’ai vu qu’elle a commencé à changer de réflexion à la maison, c’est intéressant parce que maintenant elle se positionne, elle développe plus ses opinions ».

Cette Pratique philosophique contextuelle (PPC) cherche à répondre aux enjeux du système éducatif polynésien et à garantir les droits culturels des élèves. Mais cette démarche est universalisable et peut trouver des déclinaisons sur tous les territoires. Cette pratique philosophique et littéraire permet aux enseignant·e·s d’utiliser des stratégies d’enseignement contextuelles pour développer chez les enfants une relation réflexive avec la littérature et les ouvrir à l’universalité.

Il semble nécessaire de prendre en compte ce paradigme dans la formation des enseignant·e·s car ces pratiques éveillent à plusieurs dimensions essentielles de l’acte éducatif : la dimension éthique de relations aux élèves et à leur famille, ainsi qu’à la dimension profondément politique de l’école : reconnaître la richesse de la diversité des contextes et des héritages culturels pour tendre vers l’universel.

E.C. et S. D.

Références :

  • Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie, 2015), L’Harmattan.
  • Simon Deprez, Discussions à Visée Philosophique (DVP), littérature de jeunesse polynésienne et implication parentale au cours préparatoire. Une Pratique Philosophique Contextuelle (PPC) en Polynésie française (thèse de doctorat, université de Polynésie française), 2022.
  • Marie Salaün, Jacques Vernaudon, Mirose Paia (2016). Le tahitien, c’est pour dire bonjour et au revoir : paroles d’enfants sur une langue autochtone en sursis. Enfances, Familles, Générations.
  • Michel Tozzi, L’Éveil de la pensée réflexive à l’école primaire. 2001,CRDP Languedoc-Roussillon.
  • Michel Tozzi, Marie Gilbert, Ateliers Philo à la maison, 2016, Eyrolles.

[1] https://phileact.univ-nantes.fr/


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Edwige Chirouter
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