Hommage à Dominique Bernard, témoignage II : « Qu’est-ce que je fais quand j’enseigne ? »

Le 16 octobre, pour l’hommage à Dominique Bernard dans les établissements du secondaire, Laetitia Malpot a lu un extrait de « La parole est mon royaume », de Paul Ricœur, avec ses élèves. Un encouragement à enseigner dans l’espérance en ce jour où sont célébrées les obsèques de cet enseignant tué par un ancien élève, à Arras le 13 octobre.

Le 16 octobre, pour l’hommage à Dominique Bernard dans les établissements du secondaire, Laetitia Malpot a lu un extrait de « La parole est mon royaume », de Paul Ricœur, avec ses élèves. Un encouragement à enseigner dans l’espérance en ce jour où sont célébrées les obsèques de cet enseignant tué par un ancien élève, à Arras le 13 octobre.

Par Laetitia Malpot, professeure agrégée de lettres modernes

Lundi dernier, 16 octobre 2023, à 14h, en classe avec mes élèves de première, nous nous sommes recueillis en hommage à Dominique Bernard, collègue assassiné trois ans après Samuel Paty. Professeur agrégé de lettres modernes, cet enseignant incarnait aux yeux de son assassin une civilisation honnie, celle d’un Occident qui croit que l’homme est perfectible par l’éducation, celle qui pense que notre humanité s’accroît par la culture partagée et transmise. Un sentiment d’échec m’a débordée puisque c’est bien un ancien élève de l’école française qui a perpétré ce meurtre ignoble, scolarisé au lycée Gambetta d’Arras (Pas-de-Calais) où il était revenu pour tuer, pour signifier sa haine de tout ce qu’il avait reçu. Le constat d’échec est cuisant, et pourtant…

Sommes-nous encore en mesure d’espérer enrayer le cycle de la violence par l’éducation, par notre simple parole ? Face à la barbarie, nos armes semblent bien dérisoires. Face à l’obscurantisme, nous, professeurs, nous ne pouvons combattre que par les mots. C’est par la parole prononcée que l’enseignement s’incarne. Ce que Paul Ricoeur rappelle dans « La Parole est mon royaume ». Dans ce texte le philosophe protestant interroge la capacité de l’enseignant à construire une véritable communauté, engendrée par la communication du savoir d’une génération à une autre, ce à quoi s’employaient Samuel Paty et Dominique Bernard. Il se questionne ainsi :

« Qu’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est mon royaume. […] Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ; ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma raison d’être : mon métier et mon honneur. »

(Source : Paul Ricœur, « La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.

Ces mots ont constitué pour moi une consolation. Continuer d’enseigner dans l’espérance, c’est peut-être le meilleur hommage à rendre à Samuel Paty et Dominique Bernard.

L. M.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Laetitia Malpot
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