Isabelle Huppert dans Bérénice,
au TDV – Sarah-Bernhardt :
sortir de sa zone de confort

Pari audacieux que de condenser le texte de Racine en un soliloque qui repose entièrement sur son héroïne et celle qui l’incarne, Isabelle Huppert, dans la mise en scène de Romeo Castellucci au théâtre de la Ville et bientôt en tournée. L’audace déstabilise et stimule, ce qu’on peut attendre du théâtre.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres

Pari audacieux que de condenser le texte de Racine en un soliloque qui repose entièrement sur son héroïne et celle qui l’incarne, Isabelle Huppert, dans la mise en scène de Romeo Castellucci au théâtre de la Ville et bientôt en tournée. L’audace déstabilise et stimule, ce qu’on peut attendre du théâtre.

Par Pascal Caglar, professeur de lettres

Certains spectateurs quittent la salle. Des huées s’élèvent au moment du salut. Mais quel bonheur, pour une majorité du public, d’assister à une proposition artistique audacieuse et provocatrice, une lecture non pas même savante, à thèse ou historicisante, mais simplement dramatique, mentale, d’un chef-d’œuvre comme Bérénice ! Sans trahir l’esprit de la pièce ou de l’héroïne, le metteur en scène, Romeo Castellucci, revisite la composition de la tragédie de Racine d’une manière qui, bien sûr, déstabilise les amateurs de classicisme, mais stimule le questionnement des plus ouverts.

Du reste, la pièce, qui repose exclusivement sur la comédienne Isabelle Huppert, « synecdoque de l’art du théâtre mondiale » selon Romeo Castellucci, est représentée, ce n’est pas anodin, au théâtre de la Ville rebaptisé depuis sa réouverture théâtre Sarah-Bernhardt. Cette coïncidence met ainsi – involontairement mais symboliquement – en regard deux monstres sacrés de la scène, deux actrices internationales qui, à un siècle d’intervalle, ont dominé chacune leur époque, continuant, l’une et l’autre à soixante-dix ans, à interpréter les plus grandes héroïnes de Racine.

Une tragédie soliloque

Quoi qu’en pensent les esprits marqués par l’héritage scolaire et ses traditions, cette pièce, dans sa radicalité, fait événement. Il fallait de l’audace pour transformer une tragédie en un seul et long soliloque, supprimer les interlocuteurs de Bérénice, les répliques de Titus ou Antiochus, tous deux présents mais muets, et relégués dans l’ombre ou la chorégraphie. Il fallait de l’audace pour comprendre et faire comprendre que Bérénice, profondément seule et dévastée dans ce moment d’abandon, atteignait un point où, paradoxalement, toutes les paroles sont vaines et peu audibles. Et c’est encore un trait de grande pénétration que d’opposer un monde roman froid, métallique, viril, empreint de cérémonial austère et de bruits laborieux à la douleur chaude, verbale, déraisonnable d’une princesse bouleversée, souvent à terre, perdue dans sa grandeur bafouée.

Certes, la mise en scène recourt à des anachronismes, comme une machine à laver ou un radiateur, objets dérisoires incapables de rendre ni pureté ni chaleur perdue. Elle s’encombre de sur-titrages à la manière des indications du théâtre épique, mais offre aussi des surprises plus lumineuses comme cet étonnant affichage du décompte de particules minérales enfouies en notre corps, énumération qui se fige sur l’infime pourcentage d’or qui est en nous… au moment même où Isabelle Huppert entre en scène.

L’amateur de beaux vers, de la musique de l’alexandrin, pourra peut-être rester sceptique sur la diction d’isabelle Huppert qui, loin de suivre le modèle de la tradition poétique, s’approprie physiquement ces vers, avec une atteinte parfois nécessaire à l’harmonie de l’alexandrin. Mais la comédienne est toujours au rendez-vous des grandes tirades, comme pour, à l’acte IV, le célèbre « Eh bien, régnez, cruel, contentez votre gloire… », ou, à la scène finale, l’ultime sursaut « Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers ».

À sa sortie, Bérénice, ou Isabelle Huppert – on ne sait plus laquelle des deux –, lance au public : « Ne me regardez pas ! Ne me regardez pas ! » Est-ce la reine qui veut mourir seule dans son coin ? La comédienne qui ne veut plus de cette image de star pour spectateur-voyeur ? Toujours est-il qu’il faut un instant au public pour sortir de sa sidération et commencer à réagir, par admiration ou indignation.

L’exercice de mise en scène des classiques

Évidemment, pour le public scolaire, le choc est violent, parce que l’école apprend d’abord à respecter le texte : suivre les didascalies, lire les préfaces et examens de l’auteur lui-même, chercher des clés historiques (Louis XIV et Marie Mancini) ou esthétiques (le poème tragique). Mais il faut aussi enseigner aux élèves que le théâtre est aussi un spectacle dans lequel le metteur en scène a pris une part prépondérante depuis la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, une grande pièce sans un grand metteur en scène est une pièce pauvre, et les textes classiques survivent plus par ces propositions audacieuses que par leur valeur prétendument intemporelle. On ne peut que remercier Romeo Castellucci de réveiller l’intérêt pour Bérénice et de bousculer un peu les souvenirs.

P. C.

Bérénice, de Jean Racine, conception Romeo Castellucci, avec Isabelle Huppert, Chelk Kébé et Giovani Manzo, jusqu’au 28 mars au théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt à Paris, puis en tournée en Italie, en Suisse, au Luxembourg et en Belgique.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Pascal Caglar
Pascal Caglar