Manga. Chronique n° 3
Du mouvement de la Terre, de Uoto

On sait aujourd’hui que la Terre n’est pas plate et qu’elle n’est pas le centre de l’univers. Mais le chemin a été long et les sacrifices nombreux pour que les croyances laissent place aux connaissances. Prépubliée au Japon en huit volumes, cette seconde série du jeune mangaka Uoto plonge dans l’histoire des savoirs et la philosophie des sciences.
Par Rémi I., professeur des écoles et critique

Europe, XVe siècle. Rafal, personnage qui ouvre la deuxième série du jeune mangaka japonais Uoto, est sur le point d’entrer à l’université à l’âge de 12 ans. Mais il hésite à poursuivre ses études dans le domaine de la théologie ou dans celui de l’astronomie : la voie de la sagesse ou celle de son cœur ? Vues d’aujourd’hui, l’étude de la question religieuse et la science de l’observation des astres semblent considérablement éloignées. Mais en pleine période médiévale, quand l’Église avait la mainmise sur les connaissances, il était inconcevable de remettre en cause le savoir validé par la religion sans prendre le risque de lourdes conséquences. Rafal sent le poids dogmatique peser sur ses épaules, mais sa soif de connaissance le pousse vers ses convictions : rechercher et faire connaître la vérité.

© Ki-oon

Un regard fictif sur l’histoire

Loin des récits académiques, encyclopédiques ou linéaires, Du Mouvement de la Terre propose une réécriture fictive de la naissance de l’héliocentrisme. Cette théorie physique, qui place le soleil au centre de l’univers, conduit souvent vers Corpernic et la révolution copernicienne. Dessinateur et scénariste, Uoto préfère porter un regard imaginaire en se détournant du véritable déroulé historique. Plus que sur l’homme Copernic, qui tirera finalement les lauriers de ces longues et dangereuses recherches, il tire avantage de personnages et de situations inventées pour mettre en lumière le cheminement intellectuel et l’évolution d’une pensée dissidente. Il va même plus loin, car, surprenant le lecteur volume après volume, il n’hésite pas à changer de ton, de point de vue, d’approche et à trahir les attentes.

Avec une force indéniable de mise en scène, le mangaka parvient à écrire une histoire dans laquelle le savoir est plus important que la vie d’un individu isolé. Ainsi, son fil conducteur ne suit pas un personnage en particulier mais se focalise sur le savoir qui se perpétue et se transmet en passant d’homme en homme, et leur vole la vedette.

Sciences et religion : impossible conciliation

Depuis plus d’un millénaire, le système exposé par Ptolémée fait foi pour le pouvoir ecclésiastique et l’héliocentrisme, théorie schismatique naissante, remet en cause ce dogme majeur de l’Église du Moyen Âge. La Terre, et donc l’homme, sont au centre de l’univers. Quiconque s’y opposerait serait considéré comme hérétique et aurait affaire à l’Inquisition. Pour incarner cette juridiction dans sa plus grande intransigeance, Uoto s’appuie sur un personnage fictif aussi charismatique qu’effrayant : Novak. Violente, inhumaine en diable, maniant ses discussions entre perfidie et tortures, cette personnification est librement inspirée du criminel de guerre et responsable logistique de la « solution finale », l’officier SS Adolf Eichmann.

Rafal va être en rapport avec Novak, antagoniste impassible, hostile à toute hérésie, comme la science se confronte l’Église, comme la connaissance se heurte à la répression. Et leur opposition idéologique passe par les mots, les croyances et les images. Visuellement, cette confrontation paraît d’abord simpliste : Rafal porte son astrolabe à la ceinture alors que Novak y attache des poires d’angoisse, Rafal regarde constamment vers le ciel alors que le regard de Novak est pour le moins terre à terre.

Mais Uoto sait tirer profit des différents points de vue pour laisser une large place au questionnement philosophique. Dans cette série, il développe notamment les notions de sublime et de beau exposées par les philosophes Edmund Burke et Emmanuel Kant. Il questionne aussi les notions de croyance, d’intelligence, d’amour et la perception de la vie et de la mort.

CHI. -CHIKYU NO UNDO NI TSUITE
©2020 Uoto / SHOGAKUKAN

Quand le passé éclaire le présent

Lauréat 2022 du célèbre Grand Prix Culturel Osamu Tezuka (l’un des plus prestigieux récompensant le 9e art japonais) à seulement 24 ans et après seulement quatre années de carrière, le mangaka surprend. Par son approche graphique, en premier lieu, car son dessin a beau sembler fragile, il soutient, comme en retrait, son propos et ne se refuse pas quelques fulgurances. Par son audace et sa pertinence, ensuite, puisqu’il s’empare du genre historique d’une façon bien singulière. Uoto réussit à prendre de la hauteur pour porter son regard sur l’intelligence et la violence de l’humanité sans les confronter ou les opposer de manière manichéenne, mais en les présentant comme deux faces indissociables d’une même pièce, liant l’incroyable soif d’érudition humaine à son immuable rejet de la nouveauté. 

Bien qu’ancrée dans le passé, cette série entre en résonance avec des préoccupations actuelles. Quand idées et pensées sont mises au même niveau sur les réseaux sociaux, où des acteurs influents peuvent propager des contre-vérités ou des propos conspirationnistes devant des millions de jeunes et d’abonnés plus ou moins crédules, il n’est pas inutile de rappeler que la confrontation entre les connaissances scientifiquement établies et les croyances existe de longue date. De même, le savoir peut évoluer et être remis en cause par une autorité intrusive ou par une nouvelle découverte scientifique.

R. I.

Uoto, Du Mouvement de la Terre, Ki-oon, tomes 1 et 2 déjà parus, tomes 3 et 4 à paraître en juillet et septembre 2023.

N.B. Pour approfondir la notion de vérité, la lecture de cette série peut se prolonger à la frontière de la réalité et du fantastique avec le troublant comic The Department of truth (Urban Comics) dans lequel James Tynion IV et Martin Simmonds s’attaquent aux multiples théories du complot.


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Remi I.
Remi I.