Moi aussi je suis Barbara :
crise familiale, ode musicale

Le Studio Hébertot redonne vie à la diva. Par le jeu et le chant de Pauline Chagne, le miracle opère. « L’Aigle noir » revient dans la cuisine d’une scène de théâtre où tragédie familiale et comédie burlesque se télescopent de façon jubilatoire. Jusqu’au 2 avril.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

En 2005, l’écrivain Pierre Notte conçoit son premier succès théâtral, Moi aussi je suis Catherine Deneuve (L’avant-scène théâtre). Une histoire de dédoublement mimétique où une jeune fille se prend pour Catherine Deneuve. Quelques années plus tard, alors qu’elle est jeune comédienne en formation au cours Florent, Pauline Chagne découvre la pièce en même temps que naît son désir de provoquer une transformation en une personnalité non moins mythique : Monique Serf, dite Barbara (1930-1997). L’instinct de recréation et de cocréation fait le reste. Sous la houlette de Jean-Charles Mouveaux, dont la mise en scène remarquée de Juste la fin du monde (2005) est reprise actuellement à la Cartoucherie de Vincennes, Pauline est Barbara.

La pièce s’ouvre sur le son d’un mange-disque rouge, objet incontournable au crépuscule des yéyés. Sauf que les craquements nostalgiques du vinyle ne précèdent pas la voix d’une Sheila ou d’une Sylvie Vartan. Le corps gracile de Geneviève qui s’éveille sur la table en formica s’anime à la voix de celle qui chantait « Vienne », « Göttingen » et combien d’autres textes mémorables jusqu’à « Ma plus belle histoire d’amour »…

La salle du studio Hébertot a l’exiguïté qui sied à ce huis clos lagarcien. Il suffit de peu pour faire du théâtre, une table et quatre chaises pour chacun des membres de la fratrie. Le théâtre relève souvent d’une affaire de famille. Moi aussi je suis Barbara en décline une énième variation. Et laquelle ! Des plus désespérément dysfonctionnelles. Une première fille qui se scarifie, un fils qui s’enferme dans le mutisme et une troisième qui se prend pour la grande dame brune : cela fait beaucoup pour une mère abandonnée par leur père, elle-même ancienne chanteuse…

La figure maternelle tient une place prépondérante. Celle qui s’ébroue, qui injurie, qui menace, qui s’emporte à tout bout de champ contre sa progéniture « dégénérée » a quelque chose d’une bête de scène tissant les formules chocs en forme de brèves de comptoir : « Mourir d’amour, tu parles d’une idée à la con ! »

En matrone tonitruante, Flore Lefebvre des Noëttes s’en donne à cœur joie, opposant à la délicatesse de sa fille dédoublée en Barbara la force de son désespoir et l’énergie de ses frustrations.

Tout est affaire de voix dans cette intrigue familiale : le fils a quasiment perdu la sienne, la seconde fille souhaiterait retrouver celle de sa mère d’avant, quant à « Barbara », elle refuse la nourriture que lui impose sa génitrice comme pour se défaire de sa propre enveloppe et n’être plus qu’une voix. Pour elle, se réinventer en Barbara revient à s’accrocher à l’aile de « L’Aigle noir ». « Vienne », « La Louve »… chaque chanson, parmi les douze du répertoire du spectacle, permet à la jeune fille de devenir un être de fiction qui se transporte en d’autres lieux.

À l’étroit dans la cuisine maternelle, à l’étroit près de sa nourricière toxique, Geneviève s’affirme dans le plus sublime des caprices, martelant « Je suis Barbara, je suis Barbara, je suis Barbara », comme une formule magique qui pourrait la faire triompher de l’implacable monotonie du quotidien.

Grain de voix et gestuelle hyperbolique

Il y a une certaine forme de curiosité suspicieuse à venir voir une nouvelle Barbara en scène : le grain de voix de la seule et unique restant aussi inimitable que sa gestuelle hyperbolique. Pourtant la magie opère comme une évidence. Naturellement, la ressemblance physique et vocale entre Pauline et Barbara joue, mais l’essentiel tient plutôt au fait que la comédienne a la subtilité de mettre en tension la tragédienne en scène et le personnage burlesque hors plateau (sachant que tout se déroule dans une banale cuisine). Barbara et son manteau de fourrure, Barbara et ses larges lunettes noires, Barbara dans son rocking-chair… Jouer la diva suppose effectivement de jouer la diva.

Aussi rit-on beaucoup au cours de ce spectacle court et intense où les réinterprétations de Barbara sont accompagnées par le piano délicat de Clément Walker-Viry. Pauline Chagne, artiste protéiforme – harpiste confirmée, elle a obtenu, avec sa harpe électrique, une deuxième place au concours de l’Eurovision (2022) – leur offre une sublime présence. Il y a Barbara, évoquée, convoquée, et Pauline, inspirée et enthousiasmante.

A. S.

Ressources


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Antony Soron
Antony Soron