Philosophie. Chronique n°5. De Dakar à Monaco : « Les Jeunes philosophent », projet collectif sur le rêve

Des élèves de Dakar et de Monaco ont raconté leurs réflexions sur le rêve dans la revue Les Jeunes philosophent et dans le cadre des Rencontres philosophiques de Monaco. Retour sur cette expérience.
Par Edwige Chirouter* et Cynthia Sauvain**

Des élèves de Dakar et de Monaco ont raconté leurs réflexions sur le rêve dans la revue Les Jeunes philosophent et dans le cadre des Rencontres philosophiques de Monaco. Retour sur cette expérience.

Par Edwige Chirouter* et Cynthia Sauvain**

Le temps d’une année, les élèves d’une classe de CE2 de l’école française Aimé-Césaire à Dakar, au Sénégal, ont réfléchi sur le thème du rêve. Leurs réflexions ont abouti à la rédaction d’un article publié au sein de la revue Les Jeunes philosophent, dans le cadre des Rencontres philosophiques de Monaco. Cette manifestation interculturelle autour de la philosophie et de la littérature a permis des échanges riches et vivifiants pour ces enfants d’univers si différents. Cynthia Sauvain, l’enseignante de la classe de Dakar, et Edwige Chirouter, titulaire de la Chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants – qui coordonne la formation des enseignant(e)s à Monaco et au Sénégal – racontent ici la réalisation et les enjeux de ce projet.

Le rêve : un objet philosophique et littéraire universel pour les enfants

À quoi nous servent les rêves ? Jusqu’où peut-on aller pour les réaliser ? Faut-il toujours y croire ? Que nous disent-ils sur ce que nous sommes ? Dès le premier atelier de philosophie sur le thème du rêve, les élèves de la classe de CE2 de l’école Aimé Césaire de Dakar se sont vite aperçus qu’ils rencontraient cette thématique très souvent dans leur vie : à travers leur imaginaire, leurs rêveries, leurs lectures, les fictions, les expressions du quotidien, mais aussi dans leur sommeil…

Des ateliers de philosophie et de poésie se sont déroulés tout au long de l’année avec le projet de rédiger, en coopération avec des classes de Monaco, une rubrique pour une revue qui serait publiée fin juin lors des Rencontres philosophiques de Monaco[1]. La lecture du récit du Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry, et d’autres œuvres de littérature de jeunesse ont permis aux élèves de penser le rêve sous ses dimensions individuelle et collective : le rêve peut-il servir au bien commun ? Que serait un monde de rêves ? En quoi nos rêves sont-ils inspirants pour grandir et changer le monde ?

Ces discussions philosophiques menées à partir des œuvres littéraires ont donné lieu à l’écriture d’un acrostiche et d’une poésie collective illustrée sous la forme d’une fresque.

La poésie collective illustrée sous la forme d’une fresque © E.C.

La philosophie au service de l’interdisciplinarité

Toute l’année, la salle de classe d’Aimé-Césaire a ressemblé à un laboratoire de la pensée : ateliers philo toutes les semaines grâce à la lecture patiente et continue du Petit Prince, boîte à citations inspirées du héros de l’histoire, fleurs poétiques, recueil de poésies, lectures offertes, productions écrites, illustrations pour la revue Les Jeunes philosophent. Ainsi, pour donner sens à ce projet, différents domaines d’apprentissage étaient mobilisés.

Les fleurs poétiques © E.C.

L’objectif premier était de créer un univers de référence pour permettre aux élèves de disposer d’une base commune afin d’éveiller leur inspiration. En les accompagnant dans cette démarche, plusieurs séquences ont été réalisées et des rituels installés : chaque matin, dans la boîte à citations du Petit Prince, un élève piochait une phrase, la lisait à haute voix et l’écrivait au tableau. Sur l’étagère de la bibliothèque, un étalage était consacré à la poésie et à la philosophie. Ce sera d’ailleurs à ses côtés, que les fleurs poétiques, regorgeant de champs lexicaux, seront affichées.

Avant de se lancer dans la rédaction d’une rubrique pour la revue (composée de l’écriture d’une poésie collective, d’acrostiche et d’une fresque), une séquence découverte de ce genre poétique a été réalisée afin de développer différents prérequis. Ainsi, à partir de l’acrostiche Marie, de Guillaume Apollinaire, les élèves ont découvert les caractéristiques de ce genre, son sens, et se sont questionnés sur sa structure. Puis, ils se sont amusés par petits groupes à en créer un :

Rêve
Revoir la table des souvenirs
Écrire la réalité de notre avenir
Voir l’amour en grand
Envahi par nos âmes d’enfants
Un coup de baguette pour réparer les misères
Repenser à l’humanité de nos pairs.

Ensuite, à partir du recueil Et si on redessinait le monde ? de Daniel Picouly et Nathalie Nivo (Rue du Monde), ils ont lu, analysé et comparé différentes poésies en vers libres. Ils devenaient de véritables petits poètes… La boîte à citations avait pris l’allure d’un recueil de vers poétiques produits spontanément, dans un univers bucolique. En filigrane, des questionnements existentiels émergeaient : « Il suffit de rêver pour pouvoir imaginer ?  » ; « Je dors sur un nuage de barbe à papa » ; « Le temps se savoure, parce qu’à un moment, on n’en aura plus… ».

C’est ainsi que les séquences de littérature autour du Petit Prince, de productions écrites autour de la poésie collective et la séquence de discussions philosophiques sur le rêve prenaient tout leur sens. Nous nous trouvions dans un véritable chantier de recherche et de création.

À partir des notes prises en ateliers de philosophie par le « journaliste » (rôle tenu par un/une élève), ils ont pu réinvestir les différentes idées et réflexions dans l’écriture d’une poésie collective. Les arguments développés servaient d’inducteurs. Et puis l’imaginaire des enfants continuait à être stimulé avec la lecture du Petit Prince et des lectures offertes.

Des répertoires de champs lexicaux étaient développés et ressemblaient à des fleurs colorées. Le lexique poétique des enfants s’enrichissait au fur et à mesure des séances.

À la manière d’une poésie tirée du recueil précédemment cité, Moi si je pouvais redessiner le monde devait constituer le premier vers de la poésie collective. Alors, par petits groupes, ils devaient réfléchir sur un rêve mis au service de la collectivité. Puis inventer des vers.

Chaque vers était ensuite repensé, discuté, réécrit, amélioré collectivement. Chaque élève trouvait ainsi sa place au sein du groupe en apportant un élément propre de son inspiration.

Puis, ils regroupaient chaque vers par souhait, chaque souhait représentant une strophe.

Le travail de réécriture se poursuivait. Il leur aura fallu plusieurs séances pour se mettre d’accord, ensemble, sur la structure de la poésie, la réécriture de chaque vers, jusqu’à ce que l’enthousiasme de tous l’emporte.

Cette poésie était le résultat de chaque bribe d’inspiration personnelle, de pensées bucoliques, d’idées philosophiques et de fragments de leurs rêves rassemblés :

Le rêve de notre avenir
Moi,  
Si je pouvais redessiner le monde, 
Je le ferai avec l’amitié dans mon cœur,  
Car nos rêves seront meilleurs. 
Cher rêve, je marcherai les yeux fixés dans mes pensées
En t’observant toute la journée, pour te voir briller. 
Unissons nos rêves pour un monde uni,  
Ouvrons la boîte de Pandore,  
Sortons notre mallette à outils,  
Réparons tous ses maux avec nos mots.  
En un seul coup de baguette,  
Méchanceté disparaît et bienveillance apparaît,
Je m’éclipse de cette méchante apocalypse.  
Tout est rempli de malheur. Je ne suis plus rêveur. 
Libérez enfants et adultes de leurs misères,
Et déchaînez-nous au nom de la liberté. 
Allons dans l’espace, faire la toilette de l’Univers pour lui redonner son éclat.  
Oh ma belle nature !
Dis à ces hommes d’arrêter de te détruire !
Échappe à la déforestation ! 
Ne touchez pas à ma peau, je ne suis pas votre manteau. Mettez-vous dans ma peau.  
Moins de gaspillage pour plus de partage !  
Moi, 
Si je pouvais redessiner le monde, 
Je ferais régner la paix.  
J’en serai l’architecte, il ressemblerait à un palais arc-en-ciel,
Dans lequel l’exclusion n’existerait jamais. 
Ensemble nous ne ferons plus qu’un. 
Ma belle, je t’aime de tout mon cœur. 
Sans toi je ne ressens pas de bonheur, comme un jardin sans fleurs. 

L’échange culturel pour favoriser l’émancipation de la pensée

Ce projet pour Les Jeunes philosophent a permis aux différentes classes participantes de Monaco et de l’école française à Dakar de réfléchir sur un même questionnement philosophique. Un échange en visioconférence a été rendu possible entre une classe de CP de Monaco et la classe de CE2 de Dakar. Les élèves se sont présentés, ont expliqué les réflexions développées lors des ateliers philosophiques, ont décrit leurs productions et ont aussi présenté leur ville et pays d’habitation. L’intérêt des élèves était très vif ce jour-là.

Rencontre entre les élèves de Dakar et Monaco © E.C.

Enfin, au mois de juin 2023, au moment des Rencontres philosophiques de Monaco, tous les enfants qui ont contribué à la rédaction de l’article pour cette revue ont été conviés à une cérémonie où un exemplaire a été remis à chacun. Les élèves de Dakar étaient présents en visioconférence et ont pu éprouver eux aussi la fierté d’avoir collaboré à cette œuvre collective célébrant leur créativité et leur pensée.

Cérémonie de remise de la revue Les Jeunes philosophent, le 14 juin 2023 à Monaco. © E.C.

En conclusion

À partir d’un projet collectif de classe – la rédaction et l’édition d’un article publié dans la Revue des Jeunes Philosophent –, une classe de Dakar a pris la forme d’un laboratoire littéraire et philosophique le temps d’une année scolaire.

Donner du sens aux apprentissages est une priorité absolue qui permet aux élèves de s’investir dans leur travail, leur progression. Ils gagnent en assurance, leur réussite scolaire est favorisée. Ils se fixent un objectif individuel qui prend ensuite une dimension plus collective. La cohésion du groupe est visible, le projet fédère tous les élèves. Leur pensée est stimulée, leur réflexion développée, le langage oral mobilisé, l’interdisciplinarité y trouve tout son sens.

La philosophie a parcouru un projet de classe, mais s’est aussi exprimée en dehors de ce projet.

L’intérêt développé par les élèves (et leur maîtresse !) a donné envie à toute l’équipe pédagogique de l’école Aimé-Césaire de Dakar d’investir un axe philosophique fort au sein du nouveau projet d’école pour permettre à tous les enseignants et à leurs élèves de placer la pensée au centre de la vie de l’établissement. C’est ainsi toute l’école et non plus une seule classe qui va devenir une oasis de pensée !

E. C. et C. S.

* Edwige Chirouter, professeure des universités, université de Nantes (Inspé), titulaire de la Chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants.
**Cynthia Sauvain, professeure des écoles, école Aimé-Césaire à Dakar, Sénégal.


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L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Edwige Chirouter et Cynthia Sauvain
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