« Tout est dans les tuyaux ! »

Une mairie d’une petite ville de banlieue parisienne décide d’interrompre un dispositif d’apprentissage du français dispensé à des femmes d’origine étrangère. Celles-ci se sont rendues à l’hôtel de ville avec leur enseignante qui a peiné à leur expliquer la réponse apportée par les responsables. Témoignage.
Par Sai Beaucamp-Henriques, professeure de français langue étrangère

Une mairie d’une petite ville de banlieue parisienne décide d’interrompre un dispositif d’apprentissage du français dispensé à des femmes d’origine étrangère. Celles-ci se sont rendues à l’hôtel de ville avec leur enseignante qui a peiné à leur expliquer la réponse apportée par les responsables. Témoignage.

Par Sai Beaucamp-Henriques, professeure de français langue étrangère

Depuis septembre 2021, j’enseigne le français langue étrangère (FLE) et l’alphabétisation auprès de femmes d’origine étrangère, mères d’enfants scolarisés en France et éloignées de l’emploi, dans une ville de banlieue parisienne. Réparties sur deux groupes selon leur niveau, elles bénéficient chacune de 354 heures de cours, à raison d’une journée de six heures par semaine, hors vacances scolaires, sur toute la durée de ce dispositif qui accueille une trentaine de stagiaires par an. Celui-ci a été conçu il y a plus de dix ans par une élue à la parentalité des Yvelines, très engagée. Financé par sa mairie qui reçoit plusieurs subventions, elle en a confié le déroulement au Greta (Groupement d’établissements publics locaux d’enseignement) de son département.

Fin décembre 2023, j’apprends indirectement que l’action que je mène va cesser. Le Greta qui m’emploie m’adresse, comme tous les mois de décembre, le renouvellement de mon CDD. Je m’attends à recommencer une année, mais je découvre, sans la moindre précision, qu’il s’agit en fait de six mois. Étonnée, je renvoie un mail pour en demander la raison. On me rétorque dans la journée que je fais « un service exclusif pour ce client, et au regard de la situation actuelle de la structure, il a bien été indiqué en commission des personnels qu’une mesure de prudence s’imposait sur certains contrats. » Puis on tente de me rassurer : « bien qu’il semble que les éléments de reconduction/signature de la convention de la mairie soit engagés dans le sens positif, je n’ai pas les éléments à ce jour. »

Le mois de janvier passe dans l’incertitude, février le suit. Je continue mes cours tout en envoyant des mails à droite, à gauche, pour tenter de savoir si l’action continue. Des rumeurs émanant du Greta et de la mairie m’apprennent que cette dernière n’a plus les moyens de financer la formation facturée 30 000 euros par an par le Greta. Sans réponse claire des décideurs, je décide de prévenir mes stagiaires afin qu’elles puissent organiser leur année scolaire prochaine sereinement et sans mauvaise surprise, bien décidée à les orienter vers d’autres structures d’apprentissage de la langue française. Beaucoup d’entre elles comptent sur ces cours qui leur assurent, en plus de l’apprentissage de la langue, la découverte de la culture française et l’intégration dans une formation professionnelle, une journée sans enfants et, pour certaines, sans mari. « Une journée à soi » me confie K, Algérienne, 33 ans, mère de trois enfants. Et il n’existe pas de programme similaire à moins de 50 kilomètres.

Le 1er mars, cette même K., qui a essayé maintes fois, en vain, de contacter la mairie pour parler avec le maire de la situation, décide d’organiser un rassemblement avec les autres stagiaires. Nous nous retrouvons ainsi un matin de mars avec une responsable de l’action travaillant à la mairie, devant l’hôtel de ville. Trois d’entre elles sont venues avec leurs bébés, l’une est enceinte jusqu’au cou et une autre a déplacé un rendez-vous important pour pouvoir être présente.

Nous nous dirigeons dans la bonne humeur vers l’entrée de la mairie. Il ne s’agit pas de mener une révolution ni de manifester notre mécontentement, mais de solliciter poliment un rendez-vous afin de connaître enfin la décision des élus quant au devenir de la formation. Sous l’œil mi-hagard mi-apeuré des agents d’accueil (notons que douze femmes et trois enfants souriants peuvent représenter un danger certain), nous formulons notre requête en dansant et en chantant : « On veut un rendez-vous ! On veut un rendez-vous ! ».

Après quelques minutes d’explication et face à notre détermination, un des agents s’empare du combiné et appelle l’assistante de Monsieur le Maire. Même si les espoirs de le rencontrer sont maigres, un premier édile est toujours très occupé, nous sommes suspendues à ses lèvres. Que lui répond la fameuse assistante ?

« Tout est dans les tuyaux ! », nous lance-t-il un peu inquiet. « Mais ça veut dire quoi “tuyaux” ? » me demande S., Sri-Lankaise de 33 ans venue accompagnée de sa petite fille de deux ans. Il poursuit, s’adressant à moi : « L’élue à la parentalité va vous recevoir ainsi que deux mamans. » « Quand ? » demandent plusieurs voix en même temps. « Bientôt, bientôt, on vous tient au courant. » Je connais bien cette formule vague qui sert à calmer la fougue de l’impatience, et indique que tout est déjà joué.

Nous restons encore plantées là, dans le hall. Nous tentons, avec la responsable de l’action, d’expliquer le plus clairement possible ce que « tout est dans les tuyaux » signifie. Je perçois des mines déçues et voudrais les rassurer. Mais comment expliquer ce qui n’est pas clair ?

« Pourquoi ils ne veulent pas nous voir aujourd’hui ? », demande A., Marocaine et mère de trois enfants. En formation depuis un an et demi, elle a appris à lire et à écrire. Elle n’avait jamais été à l’école. Elle n’a plus peur de faire ses démarches seule et s’est inscrite à des cours de sport et de couture. Elle a même entrepris avec France Travail de monter un dossier pour intégrer une formation professionnelle.

Trois ans d’enseignement auprès de ces femmes impliquées et engagées dans leur apprentissage, ainsi que dans tout ce qui leur est proposé : sorties culturelles, ateliers informatiques, visites de centres de formation, rencontres avec des professionnels de la cuisine et de la santé, ateliers autour du conte, valorisation des savoirs et des connaissances… Trois ans de travail pour leur émancipation, pour leur accès à l’emploi, au sport, à la santé et à la culture. Trois ans pour s’entendre dire, la veille de la journée internationale de la femme, « Tout est dans les tuyaux »…

S. B.-H.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Sai Beaucamp Henriques
Sai Beaucamp Henriques