7 janvier 2015 :
qu’écrire sur l’onde de choc ?

Six ans après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de Vincennes, l’heure est moins à la commémoration qu’à l’actualité liée au Covid-19. Plusieurs récits et témoignages continuent de raconter ou d’y renvoyer. Ils permettent de se souvenir où chacun était ce soir-là et de penser l’après.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.

Six ans après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de Vincennes, l’heure est moins à la commémoration qu’à l’actualité liée au Covid-19. Plusieurs récits et témoignages continuent de raconter ou d’y renvoyer. Ils permettent de se souvenir où chacun était ce soir-là et de penser l’après.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.

Une minute quarante-neuf secondes, c’est le temps précis de la fusillade de Charlie Hebdo le 07 janvier 2015. Après la stupeur initiale et l’emballement médiatique est venu le temps de l’écriture, pour comprendre, témoigner et ne pas oublier.

Les dates des drames « historiques » ne sont jamais complètement anodines. Aussi, après le 11 septembre 2001, la rentrée scolaire est-elle restée implicitement associée aux déflagrations des tours jumelles. De la même façon, chaque début d’année, depuis le 07 janvier 2015 où douze personnes ont été assassinées dans les locaux de Charlie Hebdo, dont huit membres de la rédaction, le passage obligé des vœux est devenu, insensiblement, plus amer. Il s’associe, désormais, à un souvenir précis. C’est ce que suggère Delphine Horvilleur dans son essai Vivre avec nos morts (Grasset, mars 2021), quand elle évoque l’enterrement de « la psy de Charlie », Elsa Cayat, huit jours après le drame :

« Mercredi dernier, la fusillade a déchiré le temps pour y figer un souvenir. Chacun se rappelle précisément où il se trouvait quand la nouvelle est tombée, et quelle conversation la mort est venue interrompre. » (page 24).

Cette date fatidique, gravée tant dans la mémoire collective que dans celle des individus, plusieurs récits contemporains y font référence. Comme Dans le faisceau des vivants, de Valérie Zenatti (Éditions de l’Olivier, 2019), où le sujet principal n’est pourtant pas Charlie, mais la mort de l’écrivain Aharon Appelfeld (1932 – 4 janvier 2018) :

« Depuis 2015, les premiers jours de janvier recelaient la mémoire d’une sidération qui avait subitement fait perdre leur sens aux vœux prononcés, engloutis par la faille ouverte entre ce que l’on souhaitait pour le monde et sa réalité. » (page 13).

L’agression meurtrière contre Charlie a d’abord fragilisé les évidences, dont celle, issue des temps voltairiens, stipulant que le droit au blasphème était inaliénable. Il apparaît, de fait, assez justifié que l’onde de choc du massacre ait été abondamment analysée, commentée, décryptée, souvent avec lucidité, parfois avec une redoutable mauvaise foi ou hypocrisie. Ce que dénonce, par exemple, l’avocat de Charlie, Richard Malka, dans sa plaidoirie publiée sous le titre, Le Droit d’emmerder Dieu (Grasset 2021). Cette effusion médiatique, les dessinateurs assassinés n’en auraient très probablement eu cure tant l’histoire de leur journal, fondé en 1970, dissous en 1982, republié en 1992 et moribond en 2009, était intrinsèquement liée aux attaques réitérées des empêcheurs de rire de tout (cf. « Le procès des caricatures » de 2007). À ce titre, dans Une minute quarante-neuf secondes (Actes sud/Charlie Hebdo, 2019), Riss, de son nom de plume, le dessinateur « survivant », a l’idée caustique de rappeler l’annonce des vœux publiée en Une de l’hebdo de janvier 1970 et imaginée par Georges Wolinski :

« Bonne année à nos lecteurs. Les autres, vous pouvez crever. »

Éliminer avec une telle froide détermination des êtres de chair et d’os, simplement armés de crayons, a stupéfié l’Hexagone et par-delà ses frontières. À la question des valeurs républicaines outragées s’est aussi ajouté, au moins dans l’espace francophone, quelque chose ayant plus à voir avec les hommes que les idées. Le dessinateur Cabu, par exemple, avait un visage, pour nombre de Français bien au-delà du lectorat de Charlie, notamment pour sa participation à l’émission pour enfants le « Club Dorothée », dans les années 1980. Quant à l’économiste iconoclaste de la bande, Bernard Maris, alias « Oncle Bernard », il avait une voix que l’on pouvait entendre dans « le débat éco » du vendredi, lors de la matinal de France Inter.

Ce sont, entre autres victimes des frères encagoulés, ces deux belles personnes dont on aurait tant eu voulu être le copain, que les tueurs ont « ôt [é] du meilleur des mondes » (Candide).

Le récit post-traumatique des survivants

Après Charlie donc, les survivants ont d’abord cherché à se reconstruire. Ce long processus, Philippe Lançon en a rendu compte avec lucidité et âpreté dans Le Lambeau (Gallimard 2018). Le journaliste, présent dans la salle de rédaction au moment tragique, est une « gueule cassée » extirpée du massacre. Son récit est celui du remodelage de sa face défigurée et de son douloureux retour à la vie dans l’après Charlie, alors même que son existence est scandée par la répétition des opérations et des greffes. Comment se souvenir sans se désespérer ? Comment parler de ceux qui sont morts sans pathos ? Comment passer du satirique au compassionnel ?

Aux vivants de Charlie, se sont posées les mêmes lancinantes questions. De celles qui hantent le survivant en même temps que quelques autres à peine moins « déboussolantes ». Que faire de Charlie maintenant que l’équipe fondatrice a été décimée, qu’il n’y a plus Charb, Honoré, Tignous et les autres ? Le récit autobiographique de Riss est fondamental, puisque dessinateur de « l’avant », il est aussi en première ligne de « l’après ». Son ouvrage met en perspective l’entreprise conjointe de réparation de soi et du journal après le massacre.

« On dit que les guerres sont des accélérateurs de l’histoire. Qu’un conflit redessine en cinq ans une société qui aurait dû se refaçonner en vingt ou trente ans. Il en fut de même de Charlie Hebdo et de moi-même. » (page 299).

En retard sur la mort

À côté de Lançon et Riss qui l’ont échappé belle, il y a celles et ceux qui ont eu la chance de ne pas être à la rédaction ce jour funeste : Corinne Rey, Angélique Le Corre, Sigolène Vinson, Laurent Léger, Cécile Thomas et Gérard Gaillard. Il y en a aussi, qui ont gagné le droit de survivre par un heureux hasard comme le dessinateur Luz, qui y consacre la première bulle de son album Catharsis, un des premiers témoignages parus des Charlie (Futuropolis, 2015) :

« Désolé les gars et les filles, chuis à la bourre à la réu… J’ai un peu picolé hier. » (page 9).

Arriver en retard sur la mort, la situation n’est pas commune pour un être vivant, et pourtant, elle caractérise assez bien la condition humaine. La vie tenant finalement à une somme de hasards qui la prolonge ou l’interrompe.

Comme Luz, Catherine Meurisse a prononcé ce « meeeerde » caractéristique des pannes de réveil. Comme son comparse aussi, elle a éprouvé une vague culpabilité en se rendant au 10, rue Nicolas-Appert, alors que le comité de rédaction débattait déjà du dernier roman de Houellebecq, Soumission. En attesta une des bulles introductives de son album autobiographique, La Légèreté (2016) :

« Si je chope le 69, je peux encore arriver à la conf’à une heure décente… » (page 15).

Rester en vie parce que l’on a raté par mégarde l’heure du massacre « des copains d’abord », n’est pas une sinécure. C’est encore autre chose que d’avoir survécu à la tuerie, c’est à la fois vrai et invraisemblable, et en conséquence lourd à porter. D’où la justesse du titre choisie par la dessinatrice, avec cette « légèreté » qui contredit la réalité de l’après, où tout se révèle atrocement pesant, moralement, physiquement et humainement. Ce poids d’une survie hasardeuse, la dessinatrice Coco, qui a dû malgré elle accompagner les deux terroristes sur le lieu de l’exécution, a mis du temps à l’expurger. Les phrases elliptiques en surimpression d’une vague inspirée de celle, si fameuse, du japonais Hokusai, le disent en creux au tout début de sa BD, Dessiner encore (Les Arènes, 2021) :

« Des fois ça va. / Des fois, ça me submerge. / Ça m’emporte. » (page 8)

Une minute quarante-neuf secondes, c’est le temps qu’il a fallu pour abattre la rédaction d’un journal satirique. Une minute quarante-neuf secondes. Une poignée de secondes. Combien en a-t-il fallu, le 16 octobre 2020, à l’assassin islamiste du professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, à qui il reprochait d’avoir montré des caricatures du prophète à ses élèves de collège ? Le procès des attentats contre Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher s’était ouvert le 2 septembre et s’est terminé le 16 décembre, rappelle Yannick Haenel, chroniqueur de Charlie Hebdo, dans son compte-rendu si essentiel et profond, Notre solitude (Les Échappés, 2021) :

« J’ai en effet assisté au procès des attentats de janvier 2015, qui s’est tenu de septembre à décembre 2020. Cet événement a bouleversé mes façons de sentir et de penser car j’y ai vu, chaque jour, les ténèbres et la lumière s’affronter concrètement à travers les paroles échangées à l’audience. Après avoir tenu la chronique quotidienne de ce procès sur le site de Charlie Hebdo, j’ai ainsi éprouvé la nécessité de revenir sur cette expérience aussi intime que douloureuse. Je raconte les nuits d’écriture, mon engagement avec Charlie, mon amitié avec Riss, Coco, Sigolène Vinson et Simon Fieschi. Je raconte l’obsession des crimes, l’impact des attentats qui ont eu lieu pendant le procès, la mort de Samuel Paty. Je raconte l’épuisement et la fragilité, la beauté des survivants, la lumière qu’il y a dans la parole. Toutes ces questions forment la matière d’un récit qui relève à mes yeux de l’aventure intérieure et de l’acte politique. »

A. S.

Livres cités et bibliographie complémentaire

Denise Charbonnier, Lettre à mon fils Charb, JC Lattès, 2021.

Coco, Dessiner encore, Les arènes, 2021.

Camille Emmanuelle, Ricochets, Grasset, 2021. (La journaliste est l’épouse de Luz. Son ouvrage évoque les accompagnants des survivants).

Yannick Haenel, Notre solitude, Les Echappés, 2021.

Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, Grasset, 2021. (Évocation d’Elsa Cayat, pp.23-40).

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018.

Luz, Catharsis, Futuropolis, 2015.

Richard Malka, Le Droit d’emmerder Dieu, Grasset, 2021.

Catherine Meurisse, La Légèreté, Dargaud, 2016 (préface de Philippe Lançon).

Riss, Une minute quarante-neuf secondes, Babel, 2019.

Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, collection Points, Éditions de l’Olivier, 2019.

Sur le web :

https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/09/09/au-proces-des-attentats-de-janvier-2015-les-mots-des-survivants-remplis-de-morts_6051480_3224.html

Antony Soron
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