Bécassine au cinéma : la Huronne de la République

Bruno Podalydès ose le double pari de porter à nouveau à l’écran les aventures d’Annaick Labornez, dite Bécassine, dont les aventures se sont déclinées dans une série à succès de 1913 à 1962.
Pari d’une part, car, faut-il s’en souvenir, le tournage à Trégastel et Ploumanac’h du premier film éponyme de Pierre Caron en 1939 avait subi moult contrariétés, victime, au premier chef, de l’ire des autonomistes bretons.
Pari d’autre part, car, l’héroïne comique de Caumery et Pinchon, demeure dans l’inconscient collectif hexagonal un personnage de livres illustrés tout à la fois daté et stéréotypé.

L’impossible voyage à la capitale

En 2003, en adaptant Le Mystère de la chambre jaune, Bruno Podalydès s’était déjà attaqué, en compagnie de son frère, à un personnage littéraire marquant du début du siècle, Rouletabille, au surnom non moins évocateur que Bécassine. Et déjà, en plantant sa caméra dans le château du Glandier, il s’était plu à filmer un petit monde truculent enserrant dans un périmètre restreint des personnages haut en couleur. On ne sera donc pas surpris de retrouver dans le rôle d’Hilarion le major d’homme, Jean-Noël Brouté, le « Sinclair » du Mystère de la chambre jaune.

"L'erreur de Bécassine", par Jacqueline Rivière et Joseph Porphyre Pinchon
“L’erreur de Bécassine”, par Jacqueline Rivière et Joseph Porphyre Pinchon

D’un château à l’autre, soit ici celui de la marquise de Grand-Air (Karine Viard), endettée jusqu’à la corde, celle qui est venue au monde au moment d’un passage de bécasses dans le ciel va donc poser ses gros sabots, son apparente niaiserie et son costume traditionnel à faire hurler à nouveau les hérauts identitaires de la Bretagne indépendante.
Pourtant, cette nouvelle Bécassine, incarnée avec une justesse infinie par Émeline Bayart, n’a rien d’une héroïne régionaliste. Toute l’intrigue implicite du film tient d’ailleurs au paradoxe du destin du personnage. Elle qui n’avait au départ qu’un seul désir, abandonner la vie paysanne de ses parents corvéables à merci pour enfin voir Paris, ne verra jamais la ville Lumière autrement que par le prisme d’une lanterne magique.
Il s’agit sans doute d’une singularité enthousiasmante du film de Podalydès quand on sait que la plupart des films d’animation actuels sont construits selon le modèle des romans d’apprentissage où le voyage est censé former le personnage ; quand on sait aussi et surtout que dans sa première vie littéraire, Bécassine n’a cessé de voyager sans jamais cesser d’être elle-même ! Bécassine au Pays Basque, Bécassine chez les Turcs, Bécassine voyage
Émeline Bayart, Karin Viard et Denis Podalydès dans "Bécassine !", de Bruno Podalydès © Anne-Françoise Brillot
Émeline Bayart, Karin Viard et Denis Podalydès dans “Bécassine !”, de Bruno Podalydès © Anne-Françoise Brillot

Pour l’amour de Loulotte

Comme Marcel Proust, Bécassine est férue des images projetées par la lanterne magique et de trajets en automobile, au tout début en compagnie du chauffeur, Cyprien, de la marquise et de M. Proey-Minans (Denis Podalydès) enfin seule au volant pour récupérer Loulotte au pensionnat. Doté d’un bon sens presque aussi désarmant que sa maladresse, elle possède de surcroît, comme le Huron de L’Ingénu de Voltaire, une capacité d’adaptation à toute épreuve et une intelligence critique naturelle. Aussi cette jeune femme d’aussi basse extraction apparaît-elle comme le vivant pilier d’une grande maison aristocratique en pleine déroute.
Loin de développer le simple roman comique d’une sorte de Gaston Lagaffe au féminin avant l’heure, Bruno Podalydès parie sur une autre spécificité du personnage que les albums de Caumery et Pinchon suggéraient déjà. Frustre dans ses gestes et dans son langage, exagérément admirative devant le progrès, comme l’eau courante et l’électricité, inconnue d’elle durant la première partie de sa vie campagnarde, Bécassine n’en est pas pour autant un personnage caricatural.
À l’inverse, l’idée forte du film est de rendre à une fausse bécasse une grâce poétique ; grâce qui se déploie magnifiquement lors de la valse qu’elle entame avec un danseur postiche lors de l’inénarrable faux bal donné au château pour faire croire à son immortelle opulence. À l’image de la couleur de sa tunique symbole d’espoir, Bécassine est porteuse d’une intense envie de vivre et rendre les gens heureux. Et finalement, tout ce qu’elle touche reprend vie à l’instar de la graine qu’elle plante étant encore enfant et qui donnera l« arbre bleu », le confident de toute sa vie.

Émeline Bayart dans "Bécassine !", de Bruno Podalydès © Anne-Françoise Brillot
Émeline Bayart dans “Bécassine !”, de Bruno Podalydès © Anne-Françoise Brillot

Bruno Podalydès a eu la justesse de tendre le fil de l’intrigue autour de la relation qui s’établit entre Bécassine et la petite Loulotte, la fillette adoptive de la marquise de Grand-Air dont elle devient la nourrice adorable et adorée dès leur première rencontre. Et, de fait, c’est moins une « bécasse » que met en scène le réalisateur qu’une belle personne indifférente aux jugements d’autrui.
Bécassine vaut décidément mieux que des controverses identitaires et ce pour une ultime raison. L’héroïne à l’heur de se mouvoir dans un univers poétique irréductible à un lieu-dit ou une région typée à l’extrême. Aussi imaginative que l’était le professeur William Stangerson dans Le Mystère de la chambre jaune, elle a l’art de réinventer la vie de ses proches en leur communiquant sa joie d’être au monde. En cela, loin de tourmenter la cause bretonne, elle exalte à sa façon le génie du lieu.

Antony Soron, ÉSPÉ Sorbonne Université

Antony Soron
Antony Soron

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