«L’Homme d’à côté», de M. Cohn et G. Duprat, et «Medianeras», de G. Taretto, ou le nouveau cinéma argentin

Issu d’une longue tradition, qui a eu son âge d’or dans les années 40, le cinéma argentin connaît depuis la fin de la dictature un extraordinaire renouveau, dont témoigne une nouvelle vague de réalisateurs originaux et audacieux.
Citons seulement, sur une cinquantaine de noms, Lucrezia Martel, Pablo Trapero ou Daniel Burman. Ces artistes ont réussi à franchir les limites de l’Amérique latine et sont maintenant appréciés à leur juste valeur à l’étranger, notamment en France.
C’est un film argentin, Las Acacias, de Pablo Giorgelli, qui a obtenu à Cannes la caméra d’or, récompensant le meilleur premier film. Et ce cinéma est à l’affiche en ce moment avec deux films vraiment intéressants, qui ont la particularité d’exploiter tous deux la spécificité architecturale de Buenos Aires, L’Homme d’à côté de Mariano Cohn et Gaston Duprat et Medianeras de Gustavo Taretto, dont l’enjeu commun est un mur mitoyen, sens du mot « medianera ».

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“L’homme d’à côté” de Mariano Cohn et Gaston Duprat

Dans L’Homme d’à côté, un mur est en effet le point de litige entre Victor Chubello et son voisin, le célèbre designer Leonardo Kachanovsky, dont un fauteuil s’est vendu à des milliers d’exemplaires. Sa réussite lui vaut le privilège de vivre dans la seule construction de Le Corbusier en Amérique latine, la maison Curutchet, à la périphérie de la capitale, avec sa femme Ana, professeur de yoga, et sa fille Lola. Entendant des coups de boutoir, il découvre un soir que son voisin est en train de faire creuser une ouverture dans le mur mitoyen donnant sur la cour du monument, pour créer une fenêtre avec vue sur son intérieur. Il proteste vivement. Mais Victor a sur lui l’avantage de savoir ce qu’il veut et de ne jamais céder sur rien. Séducteur, manipulateur, sans scrupules ni complexes, il est l’un de ces êtres à qui rien ni personne ne résiste. Leonardo, fasciné par sa forte personnalité, qu’il envie malgré tous ses avantages sociaux, révèle peu à peu sa veulerie et son incapacité d’imposer sa volonté devant la force tranquille de son adversaire.
Le face-à-face de deux excellents comédiens, Rafael Spregelburd (Leonardo) et Daniel Araoz (Victor), l’habileté des cinéastes à brosser par petites touches ces deux caractères si opposés, l’humour des situations et des dialogues, sont soulignés par ce décor unique qui emblématise à lui seul tout ce qui les sépare. Espace, sobriété, esthétique et ouverture d’une superbe façade sur l’extérieur sont pollués par le cadre redoublé de la fenêtre parasite. Décidément le goût, la bonne conscience, le droit ont beau être du côté du plus riche, l’énergie vitale qui émane de l’autre est irrésistible. Le film souligne que l’inégalité réside moins dans la fortune que dans le tempérament des individus.
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“Medianeras”, de Gustavo Taretto

Sous le titre Medianeras, le film de Gustavo Taretto est aussi une comédie sociale. Il raconte en montage parallèle deux existences étrangement semblables : un garçon, Martin, une fille, Mariana, vivent dans deux immeubles voisins, et le plus souvent cloîtrés devant leur ordinateur respectif. Amours passagères et décevantes, espoirs qui s’amenuisent, c’est la solitude des temps modernes. Les câbles « rapprochent le monde mais éloignent la vie », et les rencontres par Internet sont aussi frustrantes que les hamburgers des fast food, toujours moins beaux que sur les photos publicitaires.
On a déjà mis en scène des histoires de ce genre, si typiques de notre époque. Mais Gustavo Taretto a su trouver un ton et une forme qui renouvellent le sujet. D’abord l’image architecturale qui structure sa narration. Loin d’être, comme pour Borges, objet de ferveur, Buenos Aires y devient la triste métaphore d’une jeunesse incapable de vivre, l’espace incohérent et inadapté d’une génération en détresse. Un long prologue souligne son architecture hétéroclite par de superbes images que commente la voix off du narrateur. L’absence totale de plan d’ensemble, de projet, de vision urbanistique est donnée pour la clef de ces vies dépourvues de sens. Puis, alternant les deux monologues de la fille et du garçon, le cinéaste juxtapose les plans fixes, cadrés et composés avec minutie de manière à souligner l’enfermement de ces personnages et la ressemblance de leur quotidien.
Deux comédiens de talent incarnent les deux jeunes gens, Pilar Lopez de Ayala, vue dans L’Étrange affaire Angelika, de Manoel de Oliveira et Javier Drolas. Martin construit des sites internet, Mariana est architecte. Il vit avec un chien, elle avec un mannequin ; il aime nager, elle va à la piscine ; tous deux rêvent en vain d’une compagnie plus chaleureuse. Et la foule en miniature qu’elle voit dessinée dans son livre d’enfant lui fait aussi peur qu’à lui les foules réelles de sa ville. Pour tous deux, murs, façades, bâtiments baroques ou modernes, petits immeubles ou gratte-ciel composent le labyrinthe cher à Borges, le piège dans lequel sont faits comme des rats ceux à qui notre temps semblait promettre liberté et bonheur.
Pour son premier film, Medianeras, Gustavo Taretto dénonce avec humour et talent l’échec de l’utopie urbaine et la chimère de la technologie, qui paralyse les individus au lieu de les libérer.

Anne-Marie-Baron

Anne-Marie Baron
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