Amal, un esprit libre,
de Jawad Rhalib

Le cinéma engagé du cinéaste montre comment les marchands de foi utilisent des méthodes de caïd contre la communauté éducative, qui, dépassée et craignant les colères et les extrémismes, peine à réagir efficacement.
Par Philippe Leclercq, critique

Le cinéma engagé du cinéaste montre comment les marchands de foi utilisent des méthodes de caïd contre la communauté éducative, qui, dépassée et craignant les colères et les extrémismes, peine à réagir efficacement.

Par Philippe Leclercq, critique

Comédie, drame, thriller ou, plus généralement, teen movie, le « film à l’école » dépasse le genre. Sans doute faut-il le prendre comme une catégorie cinématographique à part entière, hélas (trop) souvent réduite à l’importance d’un discours qui en limite la charge créative et la portée esthétique. Ainsi, si le « film à l’école » n’est pas (toujours) le meilleur élève du cinéma, certaines œuvres sortent néanmoins du lot, à l’image récente du bouleversant Winter Break, du réalisateur américain Alexander Payne, de La Salle des profs, de l’Allemand Ilker Çatak, de Yurt, du Turc Nehir Tuna ou, encore aujourd’hui, d’Amal, un esprit libre du Belgo-marocain Jawad Rhalib.

Cette courte liste cosmopolite démontre, s’il en est encore besoin, que la vaste question de l’éducation scolaire est non seulement l’enjeu d’un nombre considérable de récits filmiques (forgeant la preuve de son immense potentiel dramaturgique), mais qu’elle est partout la même, au centre des préoccupations, par-delà les frontières, un véritable sujet universel.

Torrent de boue

Quatrième film de fiction de l’ex-journaliste et documentariste Jawad Rhalib, Amal, un esprit libre situe son action dans un lycée de la banlieue de Bruxelles. L’héroïne éponyme est une professeure de français dynamique, puissamment impliquée, appréciée de ses élèves. Les débats dans sa classe autour du Dernier jour d’un condamné sont nourris, et la parole y circule librement. Tout en stimulant l’esprit critique de ses élèves, l’enseignante les incite à la tolérance et à la nuance dans le jugement. Or, la machine se grippe quand l’une d’entre eux, Monia, devient la cible de moqueries pour sa prétendue orientation homosexuelle. Sitôt apprises, les notions de respect et de discernement volent en éclats. Une autre mécanique se met en branle, alimentée par les réseaux sociaux et son torrent de boue…

Amal, un esprit libre explore la question du harcèlement d’une adolescente, victime de ses camarades et de sa communauté musulmane d’origine, elle-même écrasée par le poids de son propre rigorisme moral et religieux. Le récit et la mise en scène fiévreuse en soulignent la brutalité et la rapidité d’emballement, à partir de signaux suffisamment inquiétants pour convoquer un conseil de discipline visant à sanctionner les principaux fauteurs de troubles, une fille et un garçon responsables de coups portés sur Monia au cours d’une altercation.

De son côté, et pour tenter d’adoucir les esprits, Amal délaisse un moment son étude du roman de Victor Hugo pour une lecture commentée de quelques strophes du poète arabe satirique et libertin du VIIIe siècle, Abu Nawas. À l’appui de cette ode ancienne à la liberté sexuelle, elle espère donner à penser autrement, et surtout faire réfléchir sa classe sur le concept de din wa dounia (« la religion et la vie »), prônant l’union du religieux et du terrestre, du spirituel et du charnel, de la foi et du plaisir.

Ne pas céder aux pressions

L’enjeu de ce film n’est pas tant de montrer la violence des réactions que la manière dont certains jeunes sont instrumentalisés, pris au piège d’une manipulation exercée par leur milieu, ici incarné par le professeur de religion (les cours de morale ou de religion non confessionnelle ne seront enfin plus obligatoires dans les lycées belges à partir de la rentrée 2024).

Celui-ci, qui s’est lui-même secrètement radicalisé lors d’un séjour en Égypte, prétend n’enseigner que les éléments du programme. Or, cet homme, costard-cravate et parole mesurée face à son administration, change de discours dès sa porte de classe fermée (la leçon sur la relation des époux serait hilarante si elle n’était le reflet de la vérité vécue par de nombreuses femmes musulmanes).

Amal (extraordinaire Lubna Azabal), sur le visage de laquelle la caméra de Jawad Rhalib est en permanence braquée, fait penser à l’héroïne de La Salle des profs. Œil aux aguets et mâchoire crispée, elle entend ne pas céder aux pressions de Nabil et de ses amis, improvisés gardiens des règles communautaires. Elle sait l’importance idéologique – l’urgence nécessaire – de son combat. Cette résistante s’efforce de faire tomber le masque de l’imposteur aux yeux de sa proviseure.

Le cinéma engagé de Jawad Rhalib fait la démonstration des méthodes de caïd utilisées par les marchands de foi, contre qui la communauté éducative, vite dépassée par ses limites et sa propre lenteur, mais aussi par la crainte d’attiser les colères et les extrémismes, peine à faire face, s’activer ou réagir efficacement. Face à cela, Amal est bien seule, et sa volonté autant que ses convictions ne lui sont que d’un maigre secours. La mise en scène du film, sous influence esthétique des frères Dardenne, scrute les conflits tant en classe, dans la salle des profs qu’à l’extérieur de l’établissement, avec une rigueur documentaire d’une rare intensité. Elle observe en particulier l’ombrageux Nabil (Fabrizio Rongione, subtil acteur dardennien) pour mettre à jour les rouages qui unissent et renferment une partie de la communauté musulmane dans son funeste « combat ».

Bien que l’écriture du film soit antérieure à octobre 2020, l’assassinat de Samuel Paty est dans toutes les têtes. Formidablement actuel, son discours entre (encore) en écho avec les récents événements du lycée Maurice-Ravel (dans le XXe arrondissement parisien), qui ont poussé, le 26 mars dernier, son proviseur à quitter ses fonctions « pour des raisons de sécurité », selon ses propres termes adressés à son conseil d’administration. Une énième infraction à la loi sur la laïcité dans les établissements publics qui aura, par ailleurs, fait dire à Richard Malka, avocat, entre autres, de Charlie Hebdo (sur les ondes de RTL, le 1er avril), que « plus on recule, plus on est dans le déni de réalité, plus on prépare les conflits de demain. » Amal, un esprit libre, le puissant film de Jawad Rhalib, ne dit rien d’autre.

P. L.

Amal un esprit libre, film (belge) de Jawad Rhalib (1h51), Avec Babetida Sadjo, Catherine Sallée, Esthelle Gonzalez Lardued. En salle le 17 avril.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq