"Essential killing", de Jerzy Skolimowski

Comment traduire le titre de cette co-production irlandaise, polonaise, norvégienne et hongroise, tournée en Israël et en Europe ? « Tuer pour survivre », sans doute. Y est en effet décrit l’engrenage meurtrier dans lequel se trouve pris un Afghan échappé à l’armée américaine – qui l’a fait prisonnier pour avoir tué une patrouille – à seule fin de survivre dans l’hiver glacial d’un pays  non identifié où il a été transféré pour être interrogé.

Le réalisateur montre d’abord la torture, les prisonniers masqués et entravés, évoquant délibérément les trop célèbres images de la prison d’Abou Ghraïb. Il met en évidence la disproportion entre l’appareil militaire des uns et la solitude de ce fugitif démuni. Mais il néglige vite l’aspect politique ou idéologique de l’intrigue pour nous entraîner dans une errance hallucinée, obsessionnelle, presque christique.

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Un artiste exigeant et ambitieux

Vincent Gallo, avec ses cheveux et sa barbe d’ermite, son mutisme et son regard effaré, incarne avec une vérité criante cet être qui parvient aux limites de la résistance humaine. Réduit à l’instinct animal, il fuit et tue pour échapper à tous les obstacles et les supplices qu’il traverse. Mais son itinéraire devient le chemin de croix d’un martyr.

Polonais formé à l’école de Lodz avec Polanski, ayant joué son rôle dans la nouvelle vague européenne, peintre autant que cinéaste, Jerzy Skolimowski est un artiste exigeant et ambitieux. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger, la vitalité fiévreuse de la jeunesse (Walkover, 1965, Le Départ, 1967) l’exploitation du Travail au noir (1982) et toutes les obsessions (Quatre nuits avec Anna, 2008). Essential killing est un film extrême.

Le réalisateur nous enferme avec son protagoniste dans un paysage montagneux et glacé, plus angoissant que le cercueil où était retenu en otage le soldat américain de Buried (2010). Dans un silence oppressant, dû à la surdité soudaine du taliban, dont il nous fait partager presque toujours le point de vue et l’univers sonore – sauf au début quand il adopte celui des soldats qui le poursuivent.

La caméra accompagne ce périple sans but et sans espoir, dans un pays qu’il ne connaît pas, nous fait ressentir physiquement sa faim, sa peur, sa douleur au moment où son pied est pris dans un piège à loups – symbolique de son état de bête traquée –, puis quand un tronc d’arbre lui tombe dessus mais ne l’empêche pas de se relever. Sans jamais éclairer sa psychologie, comme le narrateur de la Bible qui suggère à peine les caractères et les sentiments des personnages, mais ne les approfondit pas.

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 Une œuvre picturale et inspirée

Nourri seulement de fourmis, de l’écorce des arbres et de baies hallucinogènes, l’homme, à bout de forces, accablé de maux, entre par instants dans un monde onirique où la seule certitude reste celle d’avoir tué au nom d’Allah. La silhouette de sa femme le visite, il entend les préceptes de l’école coranique où il a étudié, revoit la belle lumière et les oiseaux de son pays. Il rencontre pourtant deux femmes réelles, l’une au sein de laquelle il tête le lait de son enfant et l’autre, une sourde-muette (Emmanuelle Seigner), qui le soigne et le renvoie sur un cheval blanc. Séquences symboliques certes, mais inutiles, qui nuisent au caractère d’épure de ce film, dont la bande-son envoûtante passe du silence aux crissements des pas sur la roche et à la musique de Pawel Mykietyn, agressive ou lancinante.
La nature aurait dû rester le seul autre acteur de ce face à face, une nature de falaises et de forêt qui évoque les anachorètes de la peinture italienne ou flamande. Images de cerfs et de biches, animaux mythiques évoquant la Croix tandis que la ramure à dix cors représente les Dix Commandements, et que la biche symbolise la pureté et l’innocence martyrisée ; plans d’ensemble de grandes étendues neigeuses avec la silhouette minuscule au centre, ou au contraire gros plans de cette face décharnée portant de plus en plus les marques de la sainteté.
Skolimowski tire de ces paysages surdéterminés et de ce visage habité des plans d’une beauté sublime, fortement teintée de mystique judéo-chrétienne. Œuvre picturale et inspirée, moins manifeste politique qu’acte d’accusation contre la Guerre elle-même au nom d’une humanité souffrante, Essential killing ne peut laisser indifférent. Sa rigueur et sa force n’ont pas fini de nous hanter.

Anne-Marie Baron

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Anne-Marie Baron
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