Freda, de Gessica Généus : un regard ardent sur l’avenir des Haïtiennes

Offrant d’autres images de Port-au-Prince que celles des catastrophes naturelles, Freda, premier long métrage de Gessica Généus, pose, sur la complexité sociale et culturelle de l’île, un regard essentiellement féminin et créole, d’une stupéfiante maturité et d’une grande beauté.

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres spécialiste de cinéma

Offrant d’autres images de Port-au-Prince que celles des catastrophes naturelles, Freda, premier long métrage de Gessica Généus, pose, sur la complexité sociale et culturelle de l’île, un regard essentiellement féminin et créole, d’une stupéfiante maturité et d’une grande beauté.

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres spécialiste de cinéma

Le cinéma haïtien ne donne pas si souvent de nouvelles que nous ne sachions accorder la meilleure attention à Freda, le premier long-métrage de fiction de l’actrice, chanteuse et documentariste Gessica Généus. Figure montante de la nouvelle scène artistique de l’île, la jeune réalisatrice de 35 ans, originaire de Port-au-Prince, apparaît comme la juste héritière du cinéma réaliste, social et politique, tel que pratiqué depuis une quarantaine d’années par ses compatriotes Arnold Antonin et Raoul Peck.

Son travail est d’autant plus méritoire qu’Haïti, depuis longtemps diversement éprouvé, ne produit aujourd’hui quasiment plus de films, contre une vingtaine de documentaires et fictions dans les années 2000. Et la dernière salle de cinéma de Port-au-Prince a fermé ses portes un an avant le grand tremblement de terre de 2010. Aussi, Gessica Généus nous offre-t-elle de découvrir d’autres images que celles des catastrophes naturelles, diffusées à intervalles, hélas, plus ou moins fréquents par les chaînes de télévision. Son film pose, sur la complexité sociale et culturelle de son pays, un regard singulier – éminemment féminin – d’une stupéfiante maturité et d’une grande beauté formelle.

Partir ou rester ?

Freda, étudiante en anthropologie, vit avec les siens dans un quartier populaire de Port-au-Prince. En l’absence de père, c’est la petite échoppe de sa mère Jeannette qui fait vivre la famille. Chichement. C’est pourquoi celle-là aimerait bien marier ses filles. Or, le pays, gangréné par la corruption et la violence, suscite de nombreuses craintes – amplement justifiées car, depuis le tournage du Freda démarré en novembre 2019, le pays a perdu son président, Jovenel Moïse, assassiné par un commando armé le 7 juillet 2021, et une partie du centre historique de la capitale est toujours contrôlée par des gangs mafieux. Que faire alors ? Partir, comme Moïse, le frère de Freda, étudier à l’étranger ? Préférer la raison à l’amour, comme sa sœur Esther ? Répondre aux rêves de Yeshua, l’ami d’enfance et amoureux de Freda, qui la presse d’aller vivre à Saint-Domingue ? Ou, encore, demeurer auprès de Jeannette, vieille mère courage, modèle et repoussoir à la fois ?

Quand s’ouvre le film, Freda a encore les yeux fermés. La jeune femme dort d’un sommeil agité, gémit, émerge bientôt d’un cauchemar qui, apprendra-t-on plus tard, cèle un terrible secret. Cette courte scène est vite suivie d’une sidérante cérémonie religieuse à l’occasion de la Fête des morts (des Gebe) du 1er novembre où les croyants sont invités à se libérer de leurs « squelettes »…

Cauchemar d’une part, « exorcisme » liturgique d’autre part, en deux scènes liminaires, Gessica Généus annonce clairement ses intentions de questionner les tourments qui hantent non seulement l’esprit de son héroïne, mais également la psyché nationale. Comment habiter Haïti aujourd’hui, se demande la cinéaste, quand on est une jeune femme, à plus forte raison issue d’un milieu modeste ?

Haïti, pays intranquille

Le pays est, à l’image de son syncrétisme religieux, au croisement du vaudou et des religions chrétiennes, une somme d’hybridations contradictoires dont les forces divisent les êtres en permanence. Sa mémoire l’obsède – une mémoire intranquille, traumatisée par son passé colonial, tyrannique et cataclysmique, égarée dans ses multiples repères culturels, linguistiques, identitaires. Entre les violences refoulées du passé et les nombreux problèmes actuels, le futur est rempli d’incertitudes. Difficile, par conséquent, pour la nouvelle génération, dont Freda est peu ou prou emblématique, de se projeter dans l’avenir avec quiétude, ou simplement de trouver sa place dans une société livrée à l’instabilité sociale, aux malversations de ses dirigeants politiques et aux violentes manifestations urbaines qui en dénoncent les turpitudes. La délinquance comme la misère fait des ravages. Des fusillades éclatent en pleine rue ; des balles perdues tuent ou blessent des innocents comme Yeshua, qui a, de fait, décidé de s’exiler en République dominicaine.

Les images de manifestations, prises sur le vif en caméra numérique, constituent une formidable caisse de résonnance documentaire à la fiction du film, et de la vie que tous, et la jeunesse en particulier, peinent à s’inventer. Ces images de colère disent la fragilité, les craintes et les désirs d’évasion de chacun. Le pays en ébullition donne lieu, à l’université où étudie Freda, à des tensions entre étudiants. On s’oppose notamment sur la question de l’usage du créole comme gage d’identité (de la négritude) contre la langue élitiste du français (des anciens colons) ; on se divise sur l’opportunité de la violence comme moyen de contestation politique (un moyen jugé trop proche des méthodes de l’ère Duvalier).

Crédit photos : Nour Films

Portraits de femmes

C’est sur ce passionnant canevas du réel que Gessica Généus tisse les fils de sa fiction. Sa mise en scène, filmée en plans-séquences réunissant souvent les personnages dans le même cadre (réduisant ainsi le découpage), en assure l’unité ; son point de vue s’articule autour du regard de ses personnages féminins, héroïnes du quotidien, dont elle livre un portrait magnifique et douloureux. Chacun d’eux répond à la manière dont les femmes tentent de s’insérer dans la société patriarcale et machiste qui les oppresse. Leur vie est une lutte, un rapport de force permanent dont la réalisatrice dénonce l’inégalité et la déloyauté. Toutes en sont victimes. Victimes de la pression sociale, de l’autorité des hommes, de leur séduction prédatrice ou, à l’inverse, de leur démission. Car, paradoxalement, alors que la société haïtienne est écrasée par la domination des hommes, ceux-ci en sont souvent absents, fuyant leurs responsabilités paternelles ou familiales, ou désertant le pays pour s’installer ailleurs. Ainsi, Jeannette, contrainte d’élever seule ses trois enfants, a été abandonnée par son compagnon ; sa nièce Géraldine est quittée par son ami à l’annonce de sa grossesse (encore que leur cas soulève le problème des unions impossibles entre un(e) Noir(e) et un(e) Mulâtre). Freda, qui veut, pour sa part, croire en l’avenir de son pays, est, elle aussi, lâchée par Yeshua, qui lui préfère son rêve de vie à Saint-Domingue. Enfin, la séduisante Esther, pour qui le bonheur passe par une soumission aux injonctions sociales et à la décréolisation (se blanchir la peau, se lisser les cheveux, gommer son accent créole), achève sa quête dans les bras d’un jeune politicien en vue. Et finit mal. Le luxe, promis par le sénateur qu’elle épouse, est une cage dorée, et le prince charmant un homme jaloux et violent.

Film de femme sur les femmes – et pour les femmes d’Haïti –, Freda porte un regard ardent, émouvant, empathique sur chacune d’elles : Freda, Esther, Jeannette, Géraldine… Il dit leurs souffrances et leurs désirs, leur colère et leur courage. Il dit leur capacité à la résilience et les espoirs de réinvention d’un pays meurtri qu’elles représentent. Il dit enfin avec Freda, femme créole engagée, sa certitude des combats à venir et des victoires à conquérir.

P. L.

Freda de Gessica Généus , film haïtien, français et béninois (1h29), avec Néhémie Bastien, Gaëlle Bien-Aimé, Djanaïna François, Jean Jean, Cantave Kervern, Fabiola Rémy… Sortie le 13 octobre

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq