Jacques Tardi se souvient des soldats oubliés
Sous le crayon de Jacques Tardi les poilus de 14-18 revivent.
Tous ces soldats inconnus, tous ces anti-héros ont droit à la reconnaissance. Et ceci grâce à un personnage imaginé par le dessinateur, un homme ordinaire perdu dans la tourmente.
Jusqu’au 28 juin 2014 l’espace Niemeyer rend hommage à ces sacrifiés en exposant l’intégralité des planches de Putain de guerre !, album que Jacques Tardi, l’un des maîtres incontestés de la bande dessinée moderne a composé en collaboration avec l’historien Jean-Pierre Verney.
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Un supplément d’âme
À l’occasion du centenaire de la guerre de 1914-1918, les expositions ne manquent pas, toutes plus instructives les unes que les autres. Celle qui se tient en ce moment dans le magnifique espace conçu par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer n’a rien à leur envier du point de vue pédagogique. Mais elle a quelque chose en plus. Un supplément d’âme.
En racontant la période de 1914 à 1919 à travers les yeux d’un simple poilu, d’un homme parmi tant d’autres, Jacques Tardi nous fait comprendre l’horreur de ce conflit. Son intérêt pour la Grande Guerre ne date pas d’hier et n’est aucunement de circonstance. On connaît aussi sa minutie, son sens du détail. On le sait passionné d’histoire, en témoigne Le Cri du peuple, pour ne citer qu’une de ses séries les plus célèbres.
Pour ses albums sur 14-18 (C’était la guerre des tranchées et Putain de guerre !, tous deux parus chez Casterman), il a travaillé en étroite collaboration avec le collectionneur et historien Jean-Pierre Verney, spécialiste du premier grand conflit mondial dont la collection d’objets du quotidien figure au Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux. Lors du vernissage de cette exposition Jacques Tardi lui a rendu un hommage appuyé : « Comment ne pas évoquer mon indispensable Jean-Pierre Verney, mon ami fidèle, documentaliste et conseiller depuis plus de 35 ans, sans qui rien n’eut été possible, et avec lequel chaque dessin, chaque détail a été passé au crible pour plus d’exactitude, de vraisemblance dans la tentative désespérée d’essayer de représenter cette guerre. »
Pas besoin de longs discours
Cette visite nous rappelle, par ce média démocratique qu’est la BD, que la guerre n’est pas que le domaine des historiens. C’est une affaire sensible. Les grands romans sur le sujet nous en disent l’indicible. Tardi, à travers l’histoire d’un poilu imaginaire, nous transmet son empathie pour ces soldats perdus dont les noms ne figureront jamais sur les plaques des grandes avenues.
« Dès les cinq premiers mois du conflit 350 000 soldats sont tombés du côté français, c’est-à-dire une moyenne de plus de 2000 morts par jour. On pouvait néanmoins lire dans un numéro du Figaro du mois d’août 1914 que les blessures par balles n’étaient pas très dangereuses. Pensez aussi que le soldat français qui s’en allait joyeusement mourir pour la patrie ne touchait pas de chaussette dans l’équipement aimablement fourni par l’armée. Imaginez l’état des pieds. C’est un détail qui a son importance », a sobrement expliqué Jacques Tardi lors du vernissage de son exposition. Pas besoin de discours emphatiques pour décrire l’absurdité, l’aberration, l’horreur.
Le théâtre des opérations
Accrocher cette centaine de planches sur les murs de l’Espace Niemeyer, place du Colonel-Fabien, là où siège le Parti communiste français, ne fut pas une mince affaire. Il a fallu, explique Pierre-Marie Jamet, galeriste attitré de Jacques Tardi et commissaire de cette exposition, s’adapter à la topologie. Les deux albums, C’était la guerre des tranchées et Putain de guerre !, ont déjà fait l’objet d’une exposition à Angoulême.
Ici, la rondeur des lieux, toute « niemeyerienne » – cloisons arrondies, sol pentu, etc. – a été un défi. L’endroit, organique, peut certes rappeler le terrain d’opérations guerrières. « Les cadres sont les mêmes que pour l’exposition d’Angoulême, explique Pierre-Marie Jamet, mais comme ils sont relativement petits et que les murs du PCF en béton sont très grands, j’ai voulu agrandir des cases très représentatives, comme la case “Nivelle”. Sur les plots en béton, dans la grande salle, j’ai mis des fusillés. J’ai essayé de m’adapter. Pour prendre l’espace il y a de très grands agrandissements. »
Le choix de Tardi
C’est un choix de Jacques Tardi de présenter l’intégralité de Putain de guerre ! dans cet espace. Il a également souhaité que l’exposition soit gratuite. Le visiteur peut donc tranquillement lire les 350 cases de cette bande dessinée et y revenir à loisir. Il peut aussi admirer l’évolution du travail de l’artiste : chaque case est présentée de façon rigoureusement identique : le dessin liminaire en noir et blanc et, au-dessus, le dessin final en couleurs. En dessous figure le texte. « Nous nous sommes basés sur un ordre chronologique, de 1914 à 1919, explique Pierre-Marie Jamet. Sur des panneaux qui séparent les périodes nous avons mis les citations des personnages de l’époque, ainsi que le bilan des morts, blessés, etc., pour enfoncer le clou. »
Les amateurs ne s’en plaindront pas : la BD s’expose désormais dans les meilleurs lieux. Robert Crumb a eu droit à une rétrospective au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Hugo Pratt à la Pinacothèque, Hergé à Beaubourg et aujourd’hui Gotlib au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. À l’origine ces dessins ne sont pas destinés à être exhibés. Il faut pourtant convenir que les admirer comme on admire des peintures accrochées aux cimaises, démultiplie leur puissance évocatrice. C’est particulièrement vrai pour Putain de guerre !, exposition dont le visiteur ne sort pas indemne.
Olivier Bailly
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• Jacques Tardi, “Putain de guerre !”, Éditions Casterman.
• Exposition “Putain de guerre !” Jusqu’au 28 juin 2014 à l’Espace Niemeyer, 2, place du Colonel-Fabien, Paris 10e. Entrée libre.
• Le dossier de “l’École des lettres” : “14-18. Écrire la guerre”, sera en ligne sur ce site mardi 16 juin.
• Commander le numéro “14-18. Écrire la guerre” (96 pages, 8€ franco de port).